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Rachmaninov à Hollywood

Publié le 24 janvier 2017 — par Constance Clara Guibert

© DR

Rachmaninov serait-il « un grand compositeur américain d’origine russe » ? Certes non. Mais sans avoir côtoyé l’industrie du cinéma, ce grand compositeur russe n’aurait-il pas malgré tout participé au bouleversement hollywoodien de la musique ?

Il y a un peu plus d’un an, les relations diplomatiques entre la Russie et les États-Unis furent ébranlées, une fois n’est pas coutume, par un scandale musical : Moscou demandait le rapatriement des restes de Rachmaninov, inhumé selon ses dernières volontés dans le pays qui l’avait accueilli en 1917 et naturalisé en 1943. Le ministre russe de la culture avait à cette occasion déclaré que les Américains voyaient Rachmaninov comme « un grand compositeur américain d’origine russe ». Froncements de sourcils et grincements de dents dans l’assistance : les Russes ne plaisantent pas avec leurs héros nationaux.

Car on ne peut pas le leur enlever : Rachmaninov est un compositeur russe. Né près de Novgorod, il doit, semble-t-il, sa première émotion artistique aux chants orthodoxes et au son des cloches qu’il entend à la cathédrale, avant d’entreprendre ses études de musique à Saint-Pétersbourg puis à Moscou. Dans le puissant finale de sa Première Symphonie, composée en 1897, il s’inscrit en héritier conjoint de Tchaïkovski et du groupe des Cinq, travaillant à la fois le romantisme de l’un et la palette chromatique des autres, pour en faire une synthèse brillante – parfaitement, totalement russe. Durant les quinze années qui suivent, sa Liturgie de saint Jean Chrysostome et son poème symphonique pour orchestre, chœur et solistes Les Cloches achèvent de le placer au panthéon des représentants de l’art russe.

Mais l’appel de l’Occident est fort. Nous sommes bien avant la révolution d’Octobre et l’exil du compositeur aux États-Unis, et pourtant ce Deuxième Concerto pour piano s’est déjà bien éloigné de l’harmonie ancestrale de la musique russe, qui trouve ses racines dans les millénaires passés. Dans cette science de la mélodie, le génie de Tchaïkovski n’est pas loin, mais Rachmaninov semble la dévêtir de ses atours orientaux, pour la rendre universelle. Le souffle de la mondialisation ? Nous sommes à l’aube du nouveau siècle, et cette musique-là paraît se défaire de toute revendication nationale : elle se laisse écouter aussi bien à Moscou qu’à New York.

Vu d’Europe, Rachmaninov est souvent considéré comme un compositeur rétrograde pour n’avoir pas su attraper le train du XXe siècle : né un an seulement avant Schönberg, qui inventa le dodécaphonisme, il semble arpenter les sentiers battus d’un romantisme qui a cessé de bousculer le cours de l’Histoire. Du coup, il ne succombe à aucune des sirènes du nouveau siècle – sérialisme des Allemands, néoclassicisme des Français, modernisme de ses compatriotes. Mais tout change si l’on change de place sur la mappemonde, pour écouter Rachmaninov d’un point de vue américain : nous l’entendons dans cet Adagio sostenuto, la blue note n’est plus très loin… Sergueï Vassiliévitch n’est donc pas encore parti aux États-Unis qu’il compose déjà sans le savoir pour Hollywood – le Deuxième Concerto notamment servira de B.O. à de nombreux films américains, dont Sept ans de réflexion de Billy Wilder, avec Marilyn Monroe, et Brief Encounter de David Lean.

Évidemment, il est loin d’être le seul compositeur classique dont les œuvres aient été utilisées sur des films, mais peut-être est-il l’un des seuls à apparaître aussi souvent dans les génériques sans avoir écrit une seule note pour le cinéma. Il ne s’agit donc pas de musique de film, mais pas non plus d’une utilisation traditionnelle de la musique classique par les cinéastes : ce ne sont pas des tubes des siècles passés, mais bien une musique vivante, tout juste créée, faisant le pont entre patrimoine et grand public. À la même époque, des compositeurs européens émigrés œuvrent pour l’industrie du cinéma. L’Autrichien Korngold, connu pour ses opéras et concertos, signe la B.O. de films de cape et d’épée au succès planétaire comme Les Aventures de Robin des Bois ou L’Aigle des mers. Sans support d’image, Rachmaninov invente avec eux un genre inédit à la charnière entre art savant et art populaire, abolissant ainsi ces frontières bien arbitraires. Cette musique, qu’il est dur d’appeler hollywoodienne sans donner l’impression de la dénigrer, est sans doute plus révolutionnaire qu’il n’y paraît : dans un siècle où la création s’éloigne lentement du grand public, c’est un nouveau rapport populaire à la musique qui s’expérimente ici.