Matthias Pintscher dirige une œuvre à nulle autre pareille, par son ampleur, monumentale, et sa nature, brute et âpre : Tutuguri de Wolfgang Rihm.
Tutuguri, le rite du soleil noir, c’est d’abord et avant tout un bref poème. Il a été composé puis réécrit maintes fois par Antonin Artaud (1896-1948), suite à une expérience chamanique faite lors de son voyage au Mexique en 1936 : le rite du Peyotl. De la même famille que la mescaline, cet hallucinogène extrait d’un petit cactus d’Amérique du Nord est encore utilisé par des peuples amérindiens lors de certaines cérémonies chamaniques. Extrait de Pour en finir avec le jugement de dieu, Tutuguri a fait l’objet d’un enregistrement radiophonique, par Antonin Artaud lui-même, diffusé en 1947.
Le « rite du soleil noir » dont il est question met en scène six hommes dansant autour de six croix disposées en cercle pour appeler le soleil. Un dernier, le « septième Tutuguri », se tient hors du cercle et marque la cadence à l’aide d’un « instrument de musique bizarre ». Après le surgissement du soleil sous l’aspect d’une boule de feu tournoyante éclatant « à l’orifice de la terre », viendra l’« introduction de néant » et le « temps creux » porté par le rythme du septième homme.
« À la première lecture du texte d’Artaud, écrit Wolfgang Rihm1
, un flux de musique, une précipitation de musique, comme autour d’un aimant : des dépôts de musique. Bientôt, ce n’est plus le poème qui constituera le point de départ, mais la conception du théâtre chez Artaud. Ma première idée d’une réalisation chorégraphique, uniquement avec cette musique et la vision théâtrale d’Artaud, est donc de m’éloigner d’un théâtre à intrigue (avec interaction de personnages) et d’aller vers un théâtre rituel, qui est lui-même un personnage (un collectif secoué). […] J’ai tenté de composer une musique telle qu’Artaud peut-être la voyait. »
Le texte, et l’expérience qu’il présuppose, inspire ainsi au compositeur six pièces distinctes pour des effectifs variés. Réunies et enchaînées, elles forment un vaste « poème dansé », soit près de deux heures de musique pour grand orchestre, bande magnétique et récitant (ce dernier psalmodiant le texte d’Artaud). La partition est monumentale, d’une âpreté qui se veut un reflet de la diction abrupte d’Artaud lui-même, ainsi que de la bestialité des images poétiques.
Tout entière tournée vers la fêlure, la folie ou la sauvagerie (chacun se fera son avis), à tout le moins vers l’extrême de l’expression, c’est une œuvre-rituel, luxuriante et dominée jusqu’à l’obsession par des percussions turbulentes et ensorcelantes. Elle se conclut sur une note de violence et de sauvagerie plus extrême encore que ce qui précède. Sous-titré entre parenthèses « Kreuze » – « Croix » en allemand –, le sixième et dernier fragment renvoie aux deux vers qui ouvrent la dernière strophe du poème : « Or, le ton majeur du rite est justement / L’ABOLITION DE LA CROIX. » Composée pour six percussionnistes spatialisés, jouant principalement des peaux et des accessoires (donc sans hauteur fixe), c’est une musique percutante, hypnotisante, qui évolue par blocs massifs et répétitions sèches et démentes.
« La musique pour Tutuguri est toujours plus nue, continue Wolfgang Rihm. D’habitude, toutes les énergies musicales tendent vers la cohésion. Le texte d’Artaud n’évoque aucun lien cohérent, il en offre l’image contraire : l’explosion. » Tutuguri est une œuvre immense, cathartique, dont la férocité débridée et violente n’a d’égale que la puissance tellurique. Une expérience primale et explosive, donc, et qui dépasse le musical.
- 1Traduit par Martin Kaltenecker