Philip Glass est bien connu pour ses bandes originales de films, son habileté à planter un décor en quelques accords répétés et délicatement modulés. Ce talent singulier a séduit plus d’un cinéaste, d’Hollywood et d’ailleurs. Citons, parmi d’autres : Martin Scorsese (Kundun, 1997), Stephen Daldry (The Hours, 2002), Peter Weir (The Truman Show, 1998) ou encore Woody Allen (Cassandra’s Dream, 2007). Aussi, lorsqu’en 1998 les studios Universal s’apprêtent à rééditer Dracula (1931) dans la collection « Classic Monsters », c’est tout naturellement vers Philip Glass qu’ils se tournent pour lui tailler une musique originale sur mesure. Le chef-d’œuvre de Tod Browning en était en effet jusque-là dépourvu – seule l’illustration sonore des génériques de début et de fin était précisée, le premier avec un extrait du Lac des cygnes de Tchaïkovski, le second avec l’ouverture des Maîtres chanteurs de Nuremberg de Wagner. Si les uns mettent cet oubli sur le compte de la Grande Dépression qui sévit alors, ou d’une technologie encore trop balbutiante pour être entrée dans les mœurs, d’autres avancent l’hypothèse d’une volonté du réalisateur : en n’utilisant aucune musique, Tod Browning aurait compté sur l’inimitable accent roumano-hongrois du grand Béla Lugosi pour donner au film son ambiance sonore immédiatement reconnaissable.
C’est également le choix fait par Philip Glass en se contentant pour toute formation d’un quatuor à cordes – en l’occurrence le Kronos Quartet. Au reste, Dracula n’est pas la première musique de film de Philip Glass avec le Kronos Quartet : leur toute première collaboration, en 1985, autour du film Mishima de Paul Schrader, a donné naissance au Quatuor n° 5 du compositeur. « [Dracula] est un classique, écrit-il. J’ai eu le sentiment que la partition se devait de refléter l’atmosphère de cette fin du XIXe siècle – et le quatuor m’a paru être le choix le plus efficace et le plus évocateur en ce sens. J’ai voulu à tout prix éviter les gestes trop flagrants que l’on associe généralement aux films d’horreur. Avec le Kronos Quartet, nous sommes parvenus à mettre en relief les différents plans émotionnels du film. »
Cependant, le langage de Glass s’y prêtant avec bonheur, plusieurs arrangements sont par la suite réalisés par Michael Riesman. Collaborateur de longue date du compositeur, notamment au sein du Philip Glass Ensemble, celui-ci signe tout d’abord une Suite d’une trentaine de minutes, pour piano et cordes. Puis, en 2004, le succès de l’album qu’il consacre à son propre arrangement pour piano solo d’une autre bande originale, celle de The Hours de Stephen Daldry d’après Virginia Woolf, l’amène à renouveler l’expérience, cette fois avec la partition de Dracula. La version pour piano qu’il en livre est fidèle à la partition originelle. Ce que l’on y perd en poésie des couleurs – très romantique et sentimentale par endroits –, en expressivité du vibrato et en chaleurs de timbres du quatuor, on le gagne dans la dimension quasi orchestrale du piano et la possibilité d’enrichir grandement la palette harmonique.
S’ouvrant sur la scansion répétée d’accords tragiques – qui résonnent aussi bien comme une annonce du drame que comme les trois coups frappés avant le lever de rideau –, la partition de Dracula joue avec les codes du genre. Alternant clins d’œil au muet, commentaires de l’action et ponctuations quasi décoratives d’une scène (avec au passage quelques tableaux hautement romantiques et sentimentaux : ceux du « Château », de « l’Orage » ou du « Brouillard londonien » en particulier), Philip Glass offre à l’image un contrepoint sonore qui, plus qu’il ne la soutient, la charge d’une énergie quasi magnétique. C’est à la fois une œuvre fleuve, poétique, sombre et contrastée, et une musique qui se laisse par moment oublier. Pour mieux nous surprendre ensuite.