Rendre hommage à William Sheller, c’est se retrouver à la croisée de deux directions diamétralement opposées, à l’image de la nature même de cette œuvre, ample et changeante selon les époques. On imaginerait aisément un grand orchestre, fougueux et emporté, qui rejouerait le répertoire de celui qui se baptisa lui-même «Symphoman» à ses débuts. Ce serait sans nul doute épique, spectaculaire, mais l’on manquerait alors de cette nuance intime, qui fait aussi partie de son génie paradoxal. Celle d’un roi nu, au piano, en solitaire comme il a baptisé son album le plus célèbre, en 1991. Sheller en solitaire, c’était ce pari un peu kamikaze, de la part d’un artiste adulé pour son extravagance musicale, de se présenter seul au studio Davout pour un concert piano-voix, devant un petit public de chanceux, pour interpréter les joyaux de son répertoire, et d’y rajouter un diamant brut, «Un homme heureux», qui contribua grandement à hisser ce projet confidentiel à la dimension d’un succès public colossal, certifié par plus de 750000 exemplaires vendus. C’est ce Sheller-là, celui de l’épure, que certains de ses plus évidents disciples des générations suivantes ont choisi de célébrer sur l’album Simplement Sheller, dont les deux soirées à la Philharmonie de Paris sont le prolongement scénique. Un hommage heureux, car même dans leur plus simple appareil et interprétées par d’autres, ces chansons conservent leur complexité harmonique et leur beauté mélodique, délivrant aussi, au plus près de l’épiderme, des textes dont la poésie et la mystique ne cessent de fasciner. Sheller a déposé beaucoup de tubes dans les transistors des années 70 et 80, mais ce ne sont pas des chansonnettes que l’on fredonne sans être à un moment saisi par leur science et la magnificence, par leur modestie trompeuse, par leur romanesque, par le caractère singulier qui en émane, un peu à l’image de celles de Paul McCartney.
Personnage lui-même romanesque, né à la sortie de la guerre des amours brèves de sa mère avec un soldat américain, élevé dans l’Ohio par un autre Américain qui préférait le jazz à la musique militaire, Sheller a été balloté entre deux cultures, au point de s’en fabriquer une troisième, hors frontière, n’obéissant qu’à ses obsessions personnelles et à sa propre cartographie. De retour en France, il a étudié très jeune le piano et la composition avec Yves Margat, un disciple de Gabriel Fauré, mais le chemin qui devait le conduire au prix de Rome sera détourné par les voies alors plus engageantes de la pop music tracées par les Beatles. Il écrira dans la foulée «My Year is a Day», tube de 1968 pour Les Irrésistibles, un groupe d’Américains à Paris qui résonnait parfaitement avec sa propre histoire. Puis ce fut l’ère des arrangements pour les autres, et notamment pour Barbara, sur l’album La Louve, en 1973, la dame brune encourageant ce gamin blond, déjà auteur d’une messe psychédélique (Lux aeterna), d’une ou deux musiques de films et de quelques 45 tours sans succès, à se lancer pour de bon comme auteur-compositeur-interprète. Ce sera «Rock’n’Dollars», une chanson gag qui impulsera en 1975 une carrière bien plus sérieuse dans la chanson noble et sentimentale.
En parallèle à la douzaine d’albums pop qui jalonnent ce parcours, il faut ajouter de nombreuses œuvres d’inspiration classique, pour quatuor à cordes ou dans le registre symphonique, mais le piano-voix et sa vérité magnétique a fini par l’emporter sur le reste. C’est en tout cas, sous la direction du producteur Laurent Manganas, ce vers quoi se sont dirigés naturellement ceux qui participent à l’album Simplement Sheller, dont les quatre piliers qui constituent la charpente des concerts à la Philharmonie, à savoir Alex Beaupain, Florent Marchet, Malik Djoudi et Emily Loizeau. Cette dernière a amené avec elle Julie-Anne Roth, qui signe la mise en scène de ces deux soirées. Autour de plusieurs types de claviers, du piano à queue jusqu’à d’autres instruments moins intimidants, les quatre artistes seront rejoints ponctuellement par d’autres grands noms de la scène française ayant participé à l’album Simplement Sheller. William Sheller en personne devrait honorer de sa présence dans la salle ce projet qu’il a salué avec enthousiasme. En plus des chansons revues par cette assemblée ô combien légitime, des lectures de textes où Sheller évoque son travail ponctueront ce spectacle inédit. De quoi rendre heureux, à l’évidence, ceux qui assisteront à la célébration d’un des grands trésors vivants, qui a décidé il y a peu de mettre un terme définitif à sa plantureuse carrière.