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Citez-moi un compositeur anglais du XIXe siècle ?

Publié le 16 janvier 2017 — par Christophe Dilys

© Alfred Ellis & Walery / Domaine public

Il ne s’agit pas de vous poser une colle. Mais sérieusement : que se passe-t-il en Angleterre au XIXe siècle pour que toute musique se trouve dans l’ombre d’un grand point d’interrogation ?

La musique baroque anglaise est bien connue : des virginalistes (Gibbons, Morley ou Byrd) à Purcell puis Haendel, tout va bien. Mais cela ne nous amène qu’en 1759. Puis, un siècle plus tard, Elgar naît et le flux reprend ; à sa suite, Vaughan Williams, Holst et Britten se fraient un chemin plus facilement vers nos oreilles. Il n’y a pas eu interruption dans la composition, mais interruption dans la perception. D’une part, quel est ce mécanisme autogéré, inconscient, inexorable, qui éclaire d’une façon qui nous semble quasi arbitraire une zone musicale, qui explore de façon prométhéenne les partitions et les enregistrements pour effectuer ce tri presque définitif entre connu et inconnu qui guide notre oreille ? Et d’autre part : pourquoi les compositeurs anglais n’y ont-ils pas accès, à ce mécanisme ?

Les anglais plus consommateurs de musique que producteurs

La musique est partout dans les pages des romans anglais, de Jane Austen à Virginia Woolf. Mais pas n’importe quelle musique : la musique européenne, celle de Mendelssohn, de Mozart, de Beethoven et de Chopin. Sont absents les compositeurs locaux : les Hubert Parry, Arthur Sullivan, Charles Villiers Stanford ou Ebenezer Prout.

E. M. Forster, dans A Room with a View (Avec vue sur l’Arno) utilise les talents pianistiques de Lucy Honeychurch pour construire un personnage revêche, moderne, indépendant, et que joue-t-elle ? Beethoven et Schubert.

— A Room with a View (Avec vue sur l’Arno)

Vous savez, mère, je vais éduquer nos enfants comme Lucy l’a été. Les élever au milieu d’honnêtes campagnards pour la spontanéité, les envoyer en Italie pour la finesse, et ensuite – pas avant – les faire venir à Londres.

E. M. Forster, A Room with a view

 Si l’Angleterre du XIXe siècle est couverte de compositeurs européens en voyage, il y a néanmoins un genre musical très en vogue mais oublié : l’English Art Song. Cette musique, immédiatement plaisante, souvent vocale, et facilement jouée en salon et en famille, représente pour certains un creux dans la production musicale britannique. William Shield (1748-1829) est un de ses meilleurs représentants.

— William Shield (1748-1829)

Le genre de l’English Art Song est ici parodié dans le film Sense and Sensibility, chanté par Kate Winslet :

— Sense and Sensibility - Kate Winslet

 

COMMENT ACCÈDE-T-ON AU MUSÉE IMAGINAIRE ?

Musée imaginaire : le terme est consacré par le musicologue britannique Nicholas Cook. Il met dans les vitrines de ce musée toute forme de ce qu’on appelle « chef-d’œuvre », tout ce qui peut être siffloté et reconnu par tous. Il constate que la création de ce « musée », à peu près au moment de la mort de Beethoven en 1827, coïncide avec l’avènement de la bourgeoisie, qui bouleverse toute la pratique musicale, pour le public comme pour les interprètes. Et ce qui surnage en période de bouleversements : les « chefs-d’œuvre ».

On passe alors de quelque chose que l’on fait à quelque chose que l’on connaît. Après la mort de Beethoven, on ressort la musique de Bach, on redécouvre la musique ancienne, alors que l’on a jusque-là mis de la musique plus ou moins contemporaine sur les pupitres familiaux. Peu de place donc, dans ce musée, pour la musique locale et peu jouée en concert. N’accèdent au musée imaginaire que les musiques plus anciennes, plus classiques, et les musiques romantiques composées dans un esprit de continuité avec cette musique ancienne.

Un compositeur anglais du XIXe siècle qui accède au musée imaginaire du monde anglo-saxon : Arthur Sullivan. Connu pour son association avec William S. Gilbert, il a notamment écrit trois opérettes dont les airs sont connus de tout anglophone qui se respecte : H. M. S. PinaforeThe Pirates of Penzance et The Mikado. Souvent perçu comme un Offenbach anglais, sa production symphonique légère reste teintée d’une couleur quasi brahmsienne.

— The Mikado - Arthur Sullivan

 

MUSIQUE PARTOUT MAIS MUSIQUE VERTUEUSE

En 1797, Robert Owen, le père du socialisme anglais, renonça à employer les enfants de moins de dix ans dans ses usines, et fit ouvrir des écoles dans lesquelles l’enseignement musical occupait une place importante. L’idée était d’adoucir les mœurs des ouvriers grâce aux chorales : « l’expérience montre que même les classes qui gagnent leur pain quotidien à la sueur de leur front peuvent trouver dans la musique une récréation à leur portée, un divertissement innocent, plein d’avantages moraux et sociaux. »

Charles Hubert Parry, connu pour son hymne Jerusalem, a parfaitement assimilé à la fois l’esthétique de la musique anglicane et celle du répertoire oratorio-centré des festivals provinciaux.

— Blest Pair of Sirens - Hubert Parry

 

MUSIQUE DE TOUS LES JOURS POUR INSTRUMENTISTES FATIGUÉS

En parallèle, les brass bands, les orchestres de cuivres, connaissent un développement très important, favorisé par le cornet à piston et les instruments d’Adolphe Sax, ainsi que le développement du chemin de fer qui permet les concours et les rencontres. Au répertoire : de la musique de danse (quadrilles, polkas, valses) et des arrangements de passages orchestraux d’opéras italiens.

TOUT EST DE LA FAUTE D’ELGAR

Elgar cultive un rapport à la culture musicale anglaise compliqué : il n’aime guère la musique populaire, les arrangements de danses et d’airs traditionnels. Quant aux compositeurs anglais anciens, William Byrd et ses contemporains, il les considère comme des pièces de musée ; seuls Purcell puis Haendel attirent son attention. Il se tourne surtout vers Berlioz, Massenet et Delibes pour l’orchestration, et compose une musique anglaise nouvelle, aux allures de musique populaire sans l’être, et sera le parfait ambassadeur de la culture anglaise en Europe : une musique d’allure populaire, mais savante, avec un langage orchestral que nous connaissons déjà, qui suffit pour éclipser les autres compositeurs.

— Edward Elgar - Serenade For Strings In E Minor, Op 20