Envers et contre tous, le si célèbre garçon de bureau réinvente régulièrement sa musique et ses instruments. Mais de quelle musique s’agit-t-il ? Que pouvait bien vouloir jouer celui qui inventa le moteur à pistons ?
« Qui êtes-vous ?
– Gaston.
– Qu’est-ce que vous faites ici ?
– J’attends.
– Vous attendez quoi ?
– J’sais pas… J’attends… »
Le 28 février 1957, Gaston Lagaffe surgit dans les colonnes du journal Spirou. Quarante numéros plus tard, le flegmatique personnage en col roulé et espadrilles obtient sa propre bande dessinée. Inventeur, chimiste, cuisinier, bricoleur, antimilitariste, écologiste avant l’heure, Gaston s’essaye à toutes les activités si ce n’est celle qu’il est censé exercer. Ainsi, entre la célèbre recette de la morue aux fraises et la construction méthodique de la lampe à baïonnette, Gaston s’improvise musicien.
« Maintenant on me chasse. Mais quand je serai bien au point, je n’aurai qu’à prendre ma guitare, et mes fans seront tous là. »
Dire que la musique de Gaston ne convainc pas les foules est faire bien peu honneur à la puissance terrible de ses instruments : chaque son produit des effets insoupçonnés. Papiers peints décollés, tuyauterie de l’immeuble dessoudée, coupure d’électricité, vache retrouvée dans l’arbre voisin… Franquin, créateur inspiré, n’est d’ailleurs jamais à court d’onomatopées pour décrire les monstrueuses sonorités : d’un grinçant « KIRIAÏTCH » à un sépulcral « POUUAAAAPOUU », les instruments de Gaston sont sûrs de marquer durablement leur auditoire. Évoquant le klaxophone, « instrument de musique de l’avenir », un collègue de Gaston explique d’ailleurs sarcastiquement : « La première fois qu’on l’entend, on ne l’oublie jamais ».
Le gaffophone quant à lui, invention majeure du musicien autodidacte, mélange astucieux de plusieurs instruments (cordes, percussion, vents), taillé dans le bois et construit à la main, voit le jour en 1967. L’époque est à l’invention musicale. 1967 n’est pas seulement l’année du gaffophone : c’est également celle de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band et des premiers albums des Doors, de Pink Floyd, du Velvet, de Jimi Hendrix. Les années 1970 marquent l’émergence du psychédélisme et l’arrivée du hard rock. Le rock se cherche, et trouve de nouvelles voies.
« Ils ne sont pas fichus de reconnaître un bon rock ! J’irai répéter hors de la ville. D’ailleurs, en plein air, ma voix pourra donner toute sa mesure ».
Dès 1966, les Beach Boys sortent Pet Sounds, considéré par beaucoup comme le meilleur album de tous les temps. Nombreuses sont leurs chansons ayant recours à des instruments peu conventionnels : orgue, clavecin, accordéon, sonnette de bicyclette ou canettes de Coca-Cola… Le gaffophone n’est plus si loin. Franquin disait en avoir eu l’inspiration en découvrant une harpe africaine exposée dans un musée. Les Beatles, eux, puisent dans la culture indienne : sitar, tampura et diverses percussions sont utilisées pour Sgt. Pepper. Transformant les pédales wah-wah qu’ils utilisent, cherchant à produire des sonorités de cirque en recollant au hasard des bandes musicales, le groupe de Liverpool ne recule pas non plus devant les innovations techniques. Gaston lui aussi – et les groupes qu’il constitue régulièrement avec notamment Jules-de-chez-Smith-en-face – se spécialise bien dans les sonorités nouvelles.
« Je suis le Yéyéyéyéti »
Si la musique de Gaston Lagaffe terrifie son public, il est pourtant tout à fait dans le vent. Que chante-t-il lors d’une de ses premières apparitions ? Une parodie de « rock yéyé », soit l’exacte mode musicale des années 1960 en France : une musique pop adaptée des succès anglo-saxons.
« J’ai inventé cet instrument spécialement pour accompagner les chants de Noël, à la fête du bureau. Il est basé sur les mêmes principes que ma grande harpe, rappelez-vous, celle que ces sots appelaient le gaffophone ».
Mais Gaston est avant tout un incompris, persévérant face aux employés de Spirou incapables de l’apprécier à sa juste valeur. Ce n’est pas faute d’essayer : du concert de gaffophone électrique en l’honneur de ses 600 gaffes, jusqu’à la discrète création de sonneries de téléphones personnalisées pour chaque employé (‘moiselle Jeanne aura droit à un air de Carmen), Gaston compte bien embellir le quotidien du bureau par sa musique. Bien plus que les grondements terribles dont il a le secret, c’est peut-être cette volonté sans faille et cette créativité débordante qui le consacrent musicien.
D’album en album, il n’aura de cesse de repousser les limites du possible : « C’est vrai quoi ! Pourquoi les gens qui n’ont pas de souffle, de doigté ou d’oreille ne pourraient-ils pas, comme les autres, jouer d’un instrument à vent ? »