Récital du 7 avril 2002
Pour le pianiste italien, «les figures extrêmes de Schumann et de Nono se trouvent en présence, alors que rien, a priori, n’unit ces œuvres— sauf peut-être celui de la souffrance amoureuse». Après une première partie dévolue à des partitions chorales des deux compositeurs, Maurizio Pollini se consacrait dans la suivante à des œuvres pianistiques du créateur romantique.
C’est souriant qu’il arrive sur la scène de la Salle des concerts, avant de prendre rapidement les commandes de son fameux Steinway estampillé Fabbrini. Dès la deuxième pièce (Innig), il insuffle aux Davidsbündlertänze une vigueur étonnante. Brio et fureur (mit Humor) règnent en maître, l’impatience se meut en torrent. L’artiste domine le clavier de manière écrasante. L’œuvre est tout entière tenue d’une main de fer, avec une autorité impressionnante. Jamais de laisser-aller complaisant dans les pièces plus introverties. Le sentiment ne se perd jamais dans le sentimental, la «simplicité» avance toujours.
Il s’attaque ensuite à une œuvre hors norme, rarement entendue, ce Concert sans orchestre (Grande Sonate op. 14) qui avait connu en Vladimir Horowitz son défenseur le plus zélé. Comme lui, mais à sa façon, Pollini met en lumière cette partition plus grande que nature, dans laquelle Schumann pousse aussi loin que possible la densité des textures, les ramifications polyphoniques, la dimension symphonique. Parfois donné séparément, le beau deuxième mouvement, Quasi variazioni (Andantino de Clara Wieck), s’apparente à une éclaircie bienvenue, encore que les éclats de passion abondent. Imperturbable, Pollini déploie tout le feu imaginable dans le déluge de notes de l’harassant (du moins pour tout pianiste normalement constitué) Prestissimo possibile final.
Le public l’ovationne. Après cette tempête, un Nocturne de Chopin apporte le calme nécessaire. Pollini l’aborde avec un allant, une pointe d’inquiétude, presque une effervescence, qui tranchent avec la langueur doucereuse de certaines interprétations. Infatigable, il termine par l’Étude «révolutionnaire» du compositeur polonais comme chauffée à blanc. Un récital d’anthologie.
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Récital du 25 juin 2002
Il y a au moins trois raisons de se réjouir de ce document d’archive. D’abord en raison de la richesse d’un programme savamment élaboré, mettant en miroir la musique germanique romantique et celle du XXe siècle. Ensuite pour la présence d’œuvres qui ne figurent pas dans la discographie officielle de l’artiste italien— Brahms; Stockhausen; Bagatelles de Beethoven. Enfin, pour le plaisir de retrouver un pianiste en possession de tous ses moyens. Curieusement, ce grand interprète de Beethoven et Schubert n’a abordé que parcimonieusement Brahms, particulièrement en solo. Ces Fantaisies op. 116 qui ouvrent son programme n’en prennent que plus d’importance.
Il arrive sur scène d’un pas assuré, comme pressé d’en découdre, salue brièvement. C’est à bras le corps qu’il prend la première pièce. La sonorité est pleine et ronde, le style direct et franc. Rien d’alangui dans ce Brahms mâle et profond, marqué par certaines micro accélérations en forme d’impatiences. Les quelques échappées rêveuses du recueil restent sous contrôle. Il nous offre ensuite des Variations op. 27 (œuvre réputée difficile et ascétique) de chair et de sang: Pollini met autant de passion à jouer Webern que Brahms— on l’entend d’ailleurs chantonner. Son engagement, autant physique, mental qu’émotionnel n’est pas pour rien dans l’impact de son interprétation. Du relief, de la vie, il en mettra autant dans son exécution de deux Klavierstücke de Stockhausen. Sous ses doigts, le célèbre Klavierstück IX, qui débute par un accord longuement répété, prend une force incantatoire, tel un mystérieux rituel. L’extrême concentration de Pollini devant la partition —il semble qu’elle l’absorbe littéralement— est un spectacle en soi.
Arborant un masque de tension douloureuse, le pianiste confère à la «petite» Sonate «À Thérèse» de Beethoven une ampleur peu commune. Lui succède une Appassionata au volcanisme plus attendu, mais non moins saisissant. À l’enthousiasme du public, il répond par quatre bis: deux des Bagatelles op. 126, tour à tour d’une innocence gracile puis rude et ombrageuse, les allusives Six Petites Pièces op. 19 de Schönberg et le 24e Prélude de Chopin. Un Pollini des grands soirs!