L’œuf ou la poule ? On en vient forcément à se poser cette question lorsque l’on se penche sur la question des surnoms et sous-titres attribués à des œuvres musicales. Exemple : les sonates pour piano de Beethoven.
Aujourd’hui, on ne s’aviserait guère d’ajouter au titre donné à une œuvre par son créateur quelque sous-titre ou surnom de notre invention – symptôme d’un rapport à l’œuvre qui a évolué pour attribuer à l’auteur une place de référence et une posture d’autorité absolue sur sa création. Le XIXe siècle ne s’embarrassait pas de tels cas de conscience, et ce d’autant plus qu’un certain nombre d’œuvres étaient alors couronnées de titres non significatifs, c’est-à-dire faisant référence à une forme, un genre ou une instrumentation : Sonate pour piano n° 17 op. 31 n° 2, Symphonie n° 5 op. 67, Septuor op. 20, par exemple. Plus le nombre d’œuvres de chaque catégorie était grand chez un auteur (les 106 symphonies de Haydn, les 17 pièces pour quatuor à cordes ou les 32 sonates pour piano de Beethoven…), plus le risque était important pour l’auditeur de se perdre dans un massif où il manquait de repères. Le sous-titre ou surnom joue ici un rôle d’utilité publique, si l’on peut dire : il est bien plus facile de se souvenir de la Symphonie « L’Horloge » que de la Symphonie n° 101 de Haydn, de la Symphonie « Haffner » que de la Symphonie n° 35 de Mozart – ce sont pourtant les mêmes.
Et l’on en revient à cette question de l’œuf ou de la poule : est-ce en raison de leur célébrité que les œuvres se sont vu attribuer des surnoms, ou bien sont-elles devenues célèbres notamment à cause de ceux-ci ? On ne peut trancher de manière systématique. À qui doit-on tous ces surnoms ? À l’époque classique et romantique, assez peu au compositeur lui-même. Il existe des exceptions cependant : ainsi, chez Beethoven, l’« Héroïque » fut nommée par son auteur, lors de la publication en 1806, « Sinfonia eroica, composta per festeggiare il sovvenire d’un grand’uomo » (« Symphonie héroïque pour célébrer la mémoire d’un grand homme »), et la Sixième Symphonie fut intitulée « Symphonie pastorale, ou Souvenir de la vie rustique, plutôt émotion exprimée que peinture descriptive » (dans une lettre à l’éditeur Breitkopf und Härtel de 1809). La plupart du temps cependant, les sous-titres divers sont le fait de personnes extérieures, et notamment des éditeurs – encore une fois, on retrouve ici le désir, motivé par des raisons financières, d’augmenter la diffusion des œuvres –, parfois avec l’aval du compositeur, parfois sans. Ainsi de la Sonate n° 26 op. 81a, dont la firme Breitkopf und Härtel fit paraître des copies avec le titre, en français dans le texte, « Les Adieux » ; Beethoven aurait voulu « Lebewohl » (le terme apparaît dans la partition, noté sous les trois premiers accords du premier mouvement), comme il s’en expliqua : « Lebewohl est tout autre chose que les adieux ; on ne dit le premier qu’à une seule personne, et de cœur seulement. »
Les surnoms peuvent également être dus à des exégètes variés, proches ou non des compositeurs ; par exemple, Anton Schindler, qui fut un temps le secrétaire du grand sourd, joua un rôle non négligeable dans l’élaboration de tout un ensemble d’anecdotes et de commentaires sur l’œuvre de Beethoven, qui eut pour conséquence l’apparition de quelques surnoms posthumes d’œuvres. C’est à lui que l’on doit le sous-titre de la Sonate n° 17 op. 31 n° 2, « La Tempête » : Beethoven lui aurait conseillé, pour comprendre cette sonate et la Sonate op. 57 (qui, elle, allait s’appeler autrement…), de lire La Tempête de Shakespeare.
Comme on le voit, ces surnoms sont de types divers, du plus simple ou descriptif jusqu’au plus farfelu, à tel point que Seymour L. Benstock, dans l’introduction de son ouvrage Did You Know? A Music Lover’s Guide to Nicknames, Titles, and Whimsy [Le saviez-vous ? Guide des surnoms, titres et fantaisies à destination du mélomane], parle d’un « océan d’appellations arbitraires, injustifiées et infondées, et de conceptions personnelles, partiales et fantasmées ». Parmi les cas où la sensibilité du musicographe transparaît le moins se trouvent les œuvres identifiées par le nom de leur destinataire ou dédicataire : chez Beethoven, du côté des quatuors, les « Razoumovski » (Opus 59), mais aussi le Trio op. 97 « À l’Archiduc » (Rodolphe d’Autriche), la Sonate pour violon n° 9 « À Kreutzer ». Parmi les sonates pour piano, on trouve la Sonate n° 21 op. 53 « Waldstein » et la Sonate n° 24 op. 78 « À Thérèse », dédiée à Thérèse von Brunswick, qui était l’une des élèves de Beethoven et en qui certains chercheurs voient l’« Immortelle Bien-Aimée », la destinataire mystérieuse de la fameuse lettre d’amour que Beethoven écrivit en 1812.
D’autres surnoms s’attachent à évoquer le caractère de l’œuvre ; parmi les innombrables exemples de cette tendance, évoquons seulement la Sonate n° 15 op. 28 « Pastorale » et la Sonate n° 23 op. 57 « Appassionata », deux surnoms que l’on doit à l’éditeur Cranz de Hambourg, après la mort de Beethoven. Soit, la Sonate n° 23 est indubitablement passionnée (plus que la n° 15 n’est clairement « pastorale ») ; pour autant, cette indication de caractère n’apparaît nulle part dans la partition… Mais pourquoi s’embarrasser de scrupules quand les sous-titres captent si efficacement l’attention des mélomanes ? Autres temps, autres mœurs...