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Nietzsche, le philosophe allemand qui préférait les histoires de toréadors

Publié le 19 janvier 2017 — par Constance Clara Guibert

© Domaine public

Si l’on devait mettre une musique sur la philosophie de Nietzsche, ce serait sûrement du Wagner ou du Strauss. La bonne musique germanique, et ses orchestres de cent musiciens. Mais qui sait qu’il rejeta violemment Wagner pour… Bizet ?

« À chaque fois que j’écoute du Wagner… » Oui, on sait, cela donne envie à Woody Allen d’envahir la Pologne. Il n’y a qu’un pas, dans le monde merveilleux des idées reçues, entre écouter du Wagner et lire du Nietzsche, et nul besoin d’avoir beaucoup d’imagination pour penser que la lecture du philosophe pousse impulsivement à pointer également ses canons vers la Vistule. Essayez donc :

« Eh bien ! Le lion est venu, mes enfants sont proches, Zarathoustra a mûri, mon heure est venue : – Voici mon aube matinale, ma journée commence, lève-toi donc, lève-toi, ô grand midi ! –

Ainsi parlait Zarathoustra et il quitta sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui surgit des sombres montagnes. »

On le remarque au passage, cela marche aussi pour Richard Strauss. Poème philosophique que son auteur présentait comme le cinquième évangile, Ainsi parlait Zarathoustra réunit les grands thèmes que l’on peut être tenté d’associer à l’Allemagne conquérante et dominatrice – de la terre comme de la pensée : le Surhomme, la Volonté de puissance. Rassurons-nous néanmoins, la pensée de Nietzsche n’a jamais rien partagé avec les fantasmes du pangermanisme, et les a même hautement récusés. On ne saurait en dire autant de Wagner, comme Nietzsche le comprit peu à peu.

Cela commença entre eux par une fervente amitié et par La Naissance de la tragédie (1872), que le philosophe lui dédia. Pourquoi Wagner ? Parce que Nietzsche voyait en lui le seul artiste capable de réunir enfin les deux piliers de l’art, l’apollinien et le dionysiaque. L’apollinien, c’est la clarté, la beauté, la perfection – le dionysiaque, c’est l’ivresse, l’instinct primitif. Ces deux forces esthétiques tendent à la plénitude de l’Homme en s’opposant et en se complétant : la tragédie de cette confrontation était dans la Grèce archaïque le ciment de la vie humaine… avant d’être abolie par l’avènement de la raison socratique puis de la morale chrétienne, ce que Nietzsche appelle le nihilisme. Wagner serait donc le champion du retour de la tragédie ! Le compositeur fut très honoré de l’analyse de Nietzsche, publiée alors que la première pierre du Festspielhaus était posée à Bayreuth.

1878. Six ans après La Naissance de la tragédie, Nietzsche rend publique sa rupture avec Wagner. Il a assisté à la Tétralogie, est allé à Bayreuth. Wagner n’est finalement qu’un histrion de plus du nihilisme moderne : au spectacle, il sacrifie la tragédie. Au chef-d’œuvre Tristan, qui accédait à un stade suprême d’harmonie (à la fois de beauté et d’instinct, à la fois apollinienne et dionysiaque), a succédé une fable nationaliste, détachée des impératifs de la vie, pleine d’artifices et d’idoles : le Ring. C’est à coups de marteau que le philosophe aimerait détruire ce qu’il avait pris pour l’avenir de la musique : dans Le Crépuscule des idoles, ou comment on philosophe avec un marteau, il se moque non seulement du Ring, à travers le titre de sa dernière « journée », mais aussi de cette nouvelle obsession germanique qui transforme l’art total, qu’il voyait libérateur et révolutionnaire, en une nouvelle religion – une religion de plus.

C’est à cette époque de rejet des idoles teutonnes que Nietzsche théorise sa nouvelle admiration pour le Sud – la sensualité de la Méditerranée, la fatalité des pays chauds. Non, Nietzsche n’est plus ce énième admirateur des forêts allemandes qui ont nourri la culture européenne de Goethe à l’Alpensinfonie. Il célèbre la nécessité du soleil qui tape sur les déserts d’Andalousie, la gaieté des couleurs de la Sicile, les fruits gorgés de sucre qui abondent sur les rivages de la Mare Nostrum. L’ardeur du « soleil du matin », qu’on voit poindre à la dernière ligne de Zarathoustra, ne proclame-t-elle pas cette volte-face ? Nietzsche délaisse les brumes idolâtres pour l’évidence du soleil, laisse à l’amour sa seule sensualité, le privant d’idéal rédempteur ou transcendant.

En 1881, il entend Carmen. Il ne tarira plus d’éloges sur Bizet, dont il ignorait l’existence (et qui est mort depuis six ans), et pour son opéra. Ces quelques lignes, publiées sept ans plus tard dans Le Cas Wagner, pamphlet antiwagnérien résumant tous les reproches posthumes qu’il adresse au compositeur et à son œuvre, décrivent le fossé philosophique et esthétique qui sépare Wagner et Bizet, et la parfaite adéquation de la philosophie nietzschéenne avec le soleil brûlant de Séville :

« Bizet est enviable pour avoir eu le courage de cette sensibilité qui n’avait pas jusqu’alors trouvé d’expression dans la musique savante d’Europe, – je veux dire cette sensibilité plus méridionale, plus cuivrée, plus ardente… Quel bien nous font ses après-midis dorés de bonheur ! Si nous contemplons l’horizon, vîmes-nous jamais la mer plus unie ? – Et comme la danse mauresque s’adresse à nous en nous apaisant ! Et comme sa mélancolie lascive enseigne la satisfaction à nos désirs toujours insatisfaits ! – Enfin l’amour, l’amour ramené à la nature ! Non pas l’amour d’une « noble jeune fille » ! Pas de sentimentalité à la Senta ! Mais l’amour comme fatum, comme fatalité, cynique, innocent, cruel, – et voilà justement la nature ! L’amour dont la guerre est le moyen, dont la haine mortelle des sexes est la base ! – Je ne sais pas de circonstance où l’humour tragique, qui est l’essence de l’amour, s’exprime avec une semblable âpreté, trouve une formulation aussi terrible que dans le dernier cri de Don José, avec lequel l’ouvrage se clôt : “Oui, c’est moi qui l’ai tuée, Carmen, ma Carmen adorée !” »