L’histoire de la musique a vu de nombreux compositeurs sommés de compléter l’œuvre qu’un autre avait abandonnée en chemin. Passés sans encombre à la postérité ou sans cesse remis en question, ces travaux d’achèvement ne se font jamais sans scrupules. Quelle valeur accorder aux esquisses laissées par le compositeur ? Dans quelle mesure faut-il chercher à l’imiter ? Achever, est-ce trahir ? À l’heure où Philippe Manoury relève le défi de compléter la partition du Livre pour quatuor de Pierre Boulez, revenons sur ces œuvres écrites, par la force des choses, à quatre mains.
« Sur de grandes pages, Boulez avait élaboré un premier jet fait de blocs compacts, semblable à une matière minérale et dense qui ne serait pas encore travaillée. Cela m’évoquait quelques tableaux de Pollock, ou même de Gerhard Richter, par l’accumulation des signes qui se bousculaient sur des espaces assez réduits ». La première rencontre de Philippe Manoury avec la partition du Livre pour quatuor de Boulez fut teintée à la fois d’admiration et d’effroi, tant compléter une œuvre que Boulez avait lui-même abandonnée dans sa jeunesse en 1948-1949 constituait une gageure.
L’exemple du Requiem de Mozart
Cette question de l’achèvement d’une œuvre par un autre parcourt l’histoire de la musique. L’exemple le plus célèbre reste bien sûr le Requiem (1791) de Mozart, objet de toutes les légendes et spéculations. Les analyses graphologiques actuelles ont pu montrer que le compositeur autrichien avait entièrement écrit l’Introït, une grande partie du Kyrie ainsi que les parties vocales et les ébauches d’orchestration pour le Dies Irae et l’Offertoire. Mais des doutes demeurent concernant les autres parties. Pour achever l’œuvre, la veuve de Mozart, Constance, se tourne d’abord vers Eybler, un proche du couple, ainsi que vers Freystädtler et l’abbé Stadler. Mais c’est finalement un ancien élève du compositeur, Franz Xaver Süssmayr (1766-1803), qui achève la partition. Il dévoile lui-même, en 1800, sa contribution à l’écriture du Sanctus, du Benedictus et de l’Agnus Dei, probablement dans le but de toucher des droits sur les ventes de la partition. Cette confession ne révèle pas dans quelle mesure Süssmayer a utilisé des esquisses de Mozart ou recueilli des indications de la bouche même du compositeur agonisant, en veillant à son chevet. Elle laisse néanmoins la voie ouverte à de nombreuses reprises et réécritures du Requiem par d’autres compositeurs au cours du XXe siècle (Marius Flothuis, Franz Beyer, Richard Maunder, Robert Levin ou, récemment, Pierre-Henri Dutron pour un concert donné le 25 novembre 2016 à la Philharmonie de Paris sous la direction de René Jacobs).
Le rôle des proches du compositeur
Lorsque Gustav Mahler meurt le 18 mai 1911 à l’âge de 50 ans, il laisse les esquisses d’une dixième symphonie. Brisant la volonté du défunt de détruire ces esquisses, la veuve du compositeur, Alma Mahler, envoie le manuscrit original de la Dixième Symphonie à l’éditeur viennois Paul Zsolnay en 1924. Le monde musical découvre alors que le premier mouvement d’une vingtaine de minutes était non seulement entièrement écrit et orchestré, mais que le plan de la symphonie était également esquissé au complet.
Après la création des fragments existants dans les années 1920, la planète musicale se met en mouvement pour reconstituer l’ensemble de l’œuvre. Dans les années 1940, Alma demande elle-même à Schönberg et Chostakovitch de s’atteler à l’achèvement de la symphonie, mais effrayés par l’ampleur de la tâche, ces derniers refusent. La solution viendra de la communauté des musicologues : Clinton Carpenter, Joe Wheeler, Hans Wollschläger travaillent, chacun de leur côté, à la reconstruction de l’œuvre complète. Mais c’est finalement le musicologue britannique Deryck Cooke, aidé du compositeur et chef d’orchestre Berthold Goldschmidt, qui achève l’œuvre en 1960. La première réaction d’Alma Mahler sera négative : elle rejette la partition éditée et en interdit toute exécution. Mais un an avant sa mort en 1963, la veuve du compositeur change d’avis et autorise la création de la version complétée de Cooke en 1964, lançant la postérité d’une symphonie dont le succès ne s’est jamais démenti.
Le cas de Lulu de Berg est encore plus révélateur. À la mort du compositeur en 1935, l’opéra ne comporte que deux actes. La partition originelle s’arrête exactement à la mesure 238 du troisième acte ; si l’on excepte les ajouts complexes de la Lulu-Suite, le reste de l’ouvrage ne se trouve qu’à l’état de particelle1 avec des indications sommaires d’instrumentation. Pourtant, la veuve de Berg, Helene, se montre implacable face à toute tentative d’achèvement. Ce n’est qu’après sa mort en 1976 que le chef d’orchestre et compositeur viennois Friedrich Cerha réalise à partir des différents matériaux laissés par Berg une version en trois actes qui sera créée en 1979 à l’Opéra de Paris. Cette version est aujourd’hui rentrée au répertoire, supplantant la version en deux actes qu’on donnait jusqu’alors. Son secret ? Une parfaite assimilation du style de Berg, au point que Boulez aurait jugé l’orchestration du troisième acte parfois « trop respectueuse des sources ».
La multiplication des versions
En 1944, Béla Bartók est sur le point de mourir d’une leucémie. Il mène de front deux projets : le premier, qu’il terminera presque entièrement, est le Concerto pour piano no3, qu’il destine à sa femme pianiste afin qu’elle parvienne à tirer des revenus de son exécution après sa mort ; le second est le Concerto pour alto, que l’altiste britannique William Primrose lui a commandé. À sa disparition en 1945, on ne retrouve de ce dernier concerto que quatorze pages d’esquisses. Les corrections s’y superposent, parfois difficiles à interpréter, d’où l’existence de plusieurs versions posthumes. C’est le hongrois Tibor Serly, proche de la famille Bartók, qui se charge de l’achèvement de l’œuvre, créée en 1949 à Minneapolis. Pourtant en 1995, Peter Bartók, le fils cadet du compositeur, édite avec le chef et compositeur Nelson Dellamaggiore une nouvelle version qui lui paraît plus conforme au manuscrit originel.
Parmi les exemples de réécritures multiples, Turandot de Puccini est certainement le cas de figure aux conséquences les plus saisissantes. Le compositeur italien meurt en 1924 sans achever la scène finale de son opéra. À la création, le 25 avril 1926 à la Scala de Milan, le chef Arturo Toscanini pose la baguette avant l’épilogue en disant : « C’est ici que Giacomo Puccini a interrompu son travail ». Dans un premier temps, la famille du compositeur demande au compositeur Riccardo Zandonai d’achever l’œuvre, mais les regards se tournent bientôt vers un musicien à la personnalité moins affirmée : Franco Alfano. Pourtant, son éditeur Ricordi puis Toscanini refusent sa première version de la scène finale, sous prétexte qu’il s’y glisse « trop de Alfano ». Le compositeur remet alors son ouvrage sur le métier et élabore une deuxième version de l’épilogue, encore aujourd’hui largement exécutée. Au début du XXIe siècle, Ricordi commande une nouvelle version de ce finale au compositeur Luciano Berio, à partir des mêmes matériaux dont avait disposé Alfano. Le résultat est singulièrement différent. Là où Alfano termine l’œuvre par une reprise grandiose du célèbre air « Nessun Dorma », Berio (qui écrit avec un recul historique de 70 ans) l’achève dans des sonorités suspendues où pointe la menace. Le sens de l’ouvrage entier en est modifié, puisque la version Alfano se clôt dans une optique de réconciliation et d’amour, tandis que la version Berio, résolument anti-spectaculaire, sous-entend la terrible cruauté de son personnage principal, la reine Turandot.
La trahison de l’esprit originel
La postérité de Moussorgski eut à souffrir des corrections et réorchestrations de son écriture peu académique. Son opéra le plus célèbre, Boris Godounov, sera ainsi réorchestré deux fois par Rimski-Korsakov (1896 et 1908), pourtant un proche du compositeur, mais également par Chostakovitch en 1939. Il fallut attendre 1928 pour qu’une édition complète des œuvres de Moussorgski telles qu’il les avait écrites soit publiée. L’œuvre de Leoš Janáček a également fait l’objet de nombreuses réécritures imposées par les théâtres lyriques tchèques et allemands en raison de l’originalité de son écriture.
Inachevée à la mort du compositeur en 1940, La Coronela du Mexicain Silvestre Revueltas a elle aussi emprunté un parcours tortueux. Écrit pour la chorégraphe Mauren Waldeen, le ballet se voulait le couronnement de l’art moderniste du compositeur, marqué par la misère et l’alcoolisme. Faisant appel à la figure des squelettes, chers à la culture nationale, l’œuvre sera achevée par le compositeur Blas Galindo et orchestrée par Candelario Huizar. À en juger par les comptes-rendus de la création, les musiciens ne respectèrent pas l’art unique de Revueltas, aux rythmes acerbes et tranchants, et son indépendance face à la culture européenne. Le manuscrit de cette orchestration se perdit à son tour et lorsqu’en 1957, le chef José Limantour chercha à recréer l’œuvre, il dut commander une nouvelle instrumentation à Eduardo Hernández Moncada. Bien que profondément hybride, cette version de 1962 se rapproche davantage de l’esprit originel de Revueltas.
Les œuvres maudites
Demeure un dernier cas : les œuvres inachevées en raison des doutes qui étreignent le compositeur ou de facteurs extérieurs qui empêchent la musique de dépasser le stade d’esquisses. Parmi ces œuvres maudites, deux pièces ont été « achevées » après la mort de leur auteur.
En 1927, Manuel de Falla découvre un texte de Jacint Verdaguer, qui lui semble idéal pour la grande cantate scénique dont il a toujours rêvé. Rapidement, le compositeur espagnol orchestre le prologue puis apprend que Darius Milhaud et Paul Claudel ont également en projet une œuvre sur Christophe Colomb. Sa « pauvre Atlantide » sera le fardeau de Falla, jusqu’à sa mort en exil en 1946. À sa disparition, son élève Ernesto Halffter découvre des milliers de pages d’esquisses, que personne n’avait jamais vues du vivant de Falla. La première et la troisième partie de L’Atlantide sont relativement bien campées, mais la deuxième multiplie les versions alternatives, sans la moindre indication d’orchestration. Halffter achèvera une première version de L’Atlantide en 1962, puis une seconde en 1976.
L’achèvement de La Chute de la maison Usher de Claude Debussy paraissait encore plus hypothétique. Après le succès de Pelléas et Mélisande (1902), le compositeur français souhaite écrire deux petits opéras d’après des contes d’Edgar Poe. Il commence l’écriture d’Usher en 1908, signant même un contrat d’exclusivité avec le Metropolitan Opera de New York, et s’acharne en vain à sa composition jusqu’en 1917. Dans les années 1970, deux musicologues s’emparent des restes du manuscrit : l’Américaine Carolyn Abbate et le Chilien Juan Allende-Blin. Bien que très lacunaire, La Chute de la maison Usher témoigne de façon fascinante de l’évolution de Debussy dans le domaine lyrique. Sa noirceur expressionniste et sa prosodie hallucinée dessinent un territoire d’une étrange nouveauté.
1Présentation condensée de la partie orchestrale d’une œuvre précédant la partition définitive.