Entre 1933 et 1945, le régime nazi opère la spoliation massive et systématique des biens culturels à travers toute l’Europe. Les recherches sur la provenance des instruments de musique spoliés ne cessent de progresser, ce dont témoignent les investigations conduites au Musée de la musique.
De plus en plus médiatisée, la recherche de provenance dans les musées consiste à documenter le parcours d’objets avant leur entrée en collection. Outre le fait de retracer la chaîne de propriété des objets, cette recherche documente le contexte social, culturel et politique qui les entourent au moment de leur collecte ou saisie. La recherche de provenance de biens culturels spoliés pendant la période nazie n’est pas nouvelle, mais a récemment fait l’objet d’une attention renforcée, à travers différentes actions, telles que celles du ministère de la Culture et de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés pendant la période 1933-1945 , ainsi que celles de disciplines académiques telles que l’histoire de l’art (séminaire INHA «Patrimoine spolié pendant la période du nazisme (1933-1945)») ou encore la société civile (association «Musique et spoliations»).
S’inscrivant dans cette dynamique, le Musée de la musique a activement intégré la recherche de provenance au sein de ses activités scientifiques et a contribué aux recherches sur les spoliations des instruments de musique lors de manifestations scientifiques, avec par exemple l’organisation du premier colloque international sur «La spoliation des instruments de musique en Europe. 1933-1945», qui s’est déroulé à la Philharmonie de Paris du 7 au 9 avril 2022. Par le biais de deux cas d’études, nous souhaitons dans cet article illustrer la manière dont la recherche de provenance, s’appuyant sur des archives, permet de retracer le parcours de certains instruments de musique, témoins d’un passé douloureux.
LES INSTRUMENTS DE LA COLLECTION ROTHSCHILD
1999, Londres. Le Musée de la musique acquiert six instruments lors de la vente aux enchères «The Collection of Barons Nathaniel and Albert von Rothschild», organisée par la société de ventes Christie’s. Ces six instruments, appartenant à la branche autrichienne de la famille Rothschild, avaient été spoliés puis restitués à la famille en novembre 1998.
14 mars 1938, Vienne. Deux jours après l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, les résidences de la famille Rothschild, dont celles d’Alphonse Mayer et Louis Nathaniel, sont mises sous scellés par la Gestapo. Leurs biens sont confisqués et stockés au Zentral Depot, situé au château de Neue Burg, à Vienne. Ces biens sont alors inventoriés sur des fiches, qui sont désormais accessibles en ligne. Il est ainsi possible de retrouver les instruments de musique, grâce à un numéro qui leur est attribué, tel que l’instrument inventorié sous le numéro AR 976, et dont les lettres AR pourraient correspondre à Alphonse de Rothschild.
En haut, à gauche de la carte, la mention «Langhalsiges Saiteninstrument, aus einem geschnitzten Kürbis, mit resonnierendem Hals», que l’on peut traduire par «instrument à cordes à long manche, d'une calebasse sculptée, avec manche résonnant», fait référence au sitar indien portant désormais le numéro E.999.9.6, au Musée de la musique.
Le parcours des instruments saisis chez les Rothschild ne s’arrête pas au Zentral Depot: en 1939, Heinrich Klapsia, directeur de la collection instrumentale du Kunsthistorisches Museum de Vienne, sélectionne des instruments qu’il juge importants pour le musée. En 1939-1940, ces instruments sont transférés au musée, où ils resteront jusqu’à leur restitution aux ayants droit de la famille Rothschild, en novembre 1998. À l’instar de cette famille de collectionneurs, certains musiciens de renom ont également été ciblés par les spoliations du régime nazi.
LES INSTRUMENTS DE LA CLAVECINISTE WANDA LANDOWSKA
Vers le 20 septembre 1940, le musicologue Herbert Gerick et son équipe se rendent à Saint-Leu-la-Forêt et saisissent les instruments de musique et livres musicaux de la claveciniste Wanda Landowska (1879-1959) dans 60 caisses. Gerick est le responsable de la cellule Sonderstab Musik (commando Musique), active à Paris entre août 1940 et août 1944. Au sein de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (l’organisation Rosenberg, ERR), cette cellule est dédiée spécifiquement aux pillages des instruments, des livres sur la musique ainsi que des partitions musicales. En septembre 1943, les instruments de musique et la majeure partie des livres de la claveciniste sont envoyés à Leipzig, où ils sont stockés et destinés à la Hohe Schule (Haute École). Ils sont ensuite mis à l’abri des bombardements des Alliés au monastère de Raitenhaslach, près de Munich.
En 1945, les Alliés, avec en leur sein les Monuments Men –experts en arts sélectionnés pour rechercher les œuvres d’art pillées– découvrent ces cachettes et transfèrent les œuvres dans différents points de collecte. Afin d’inventorier ces œuvres retrouvées de part et d’autre de l’Allemagne et de l’Autriche, ils rédigent des Property cards (cartes de propriété), comme par exemple la carte n°8258 qui inventorie le piano du facteur Nordquist, Stockholm, appartenant à Wanda Landowska.
À partir de 1945, différents services de restitution des biens culturels s’organisent en France. Les restitutions des objets d’art qui avaient été sortis du territoire français, tels que les instruments de Wanda Landowska, sont prises en charge par le ministère des Affaires Étrangères. Le Centre des archives diplomatiques de La Courneuve conserve les dossiers des réclamants, dont les photographies des œuvres spoliées. Par exemple, cette photographie prise au début des années 1930 dans le jardin de la propriété de Saint-Leu-la-Forêt:
Il s’agit du piano carré Carl Jacob Nordquist, retrouvé au monastère de Raitenhaslach. Le 4 novembre 1971, ce piano est vendu au Musée de la musique par Elsa Schunicke, secrétaire et héritière de Wanda Landowska, et porte désormais le numéro d’inventaire E.971.4.1. Selon les informations recueillies par l’historien Willem de Vries auprès de Denise Restout, compagne de Wanda Landowska, seules 10 caisses sur 60 ont été renvoyées à Saint-Leu-la-Forêt entre 1946 et 1947.
L’exemple de ces instruments de musique saisis à Vienne et à Saint-Leu-la-Forêt illustre la spoliation méticuleusement opérée par différentes cellules au sein du régime nazi. Paradoxalement, les spoliations ont été précisément documentées, à travers des inventaires détaillés établis au moment des saisies. Malgré ces sources d’archives, la provenance complète d’un objet d’art est souvent difficile, voire impossible, à documenter. Les raisons sont multiples: incomplétudes des sources (absence de registres de ventes, de factures, par exemple), archives perdues ou détruites, passages en ventes aux enchères. De plus, le fait que les instruments de musique soient des objets produits en série rend leur distinction et leur identification extrêmement difficile. Néanmoins, les parcours des objets font partie intégrante d’une histoire que les musées engagés dans une recherche de provenance souhaitent documenter de la manière la plus précise possible.
L’auteure remercie Monika Löscher, historienne et chercheuse de provenance pour le Kunsthistorisches Museum de Vienne.
SOURCES:
BERNHEIM, Pascale. «Les spoliations des instruments de musique et documents musicaux – Le cas de Wanda Landowska (1879-1959)», Arts et politiques, Le marché de l'art entre France et Allemagne de l'entre-deux-guerres à la Libération, édité par Julia Drost, Hélène Ivanoff et Denise Vernerey-Laplace, Heidelberg, arthistoricum.net, 2022 (Passages online, Band 13).
MARTY, Daniel. «Wanda Landowska à Saint-Leu-la-Forêt», Wanda Landowska et la renaissance de la musique ancienne, (dir.) Jean-Jacques Eigeldinger, Paris, coédition Cité de la musique/musicales Actes Sud, 2011.
VRIES, Willem (de). Commando Musik. Comment les nazis ont spolié l’Europe musicale, Paris, Buchet Chastel, 2019.