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La création face à la crise écologique : entretien avec Jérôme Bel

Publié le 09 novembre 2023

Comment créer dans un monde fini ? Les crises contraignent-elles les imaginaires ou sont-elles une source privilégiée de la création ? La Philharmonie de Paris consacre un forum à la question de la création face à la crise écologique. Entretien avec l’un des intervenants, le danseur et chorégraphe Jérôme Bel.

Ce forum est centré sur la notion d’effondrement. Quelle signification donnez-vous à ce concept d’un point de vue artistique ?

Jérôme Bel

Ce titre est pour le moins problématique. Le terme d’effondrement est équivoque : il décrit, de mon point de vue, une catastrophe soudaine. Or, ce que nous allons vivre ressemblera plus à de multiples effondrements qui en entraîneront d’autres, et ainsi de suite, dans une dynamique de cause à effet. On peut dire que cela a  déjà commencé, l’été 2023 que nous venons de passer nous le montre. J’étais en tournée à Athènes où j’ai subi une chaleur de 45° C qui a entraîné des feux ravageurs autour de la ville. Un avant-goût certain de ce qui va se produire de plus en plus et dans des proportions pour l’instant inconnues.

De plus, il est difficile pour moi de dire que cette situation me « nourrit ». Dans le champ artistique, « nourrir » revêt souvent une connotation positive. Or, les bouleversements climatiques ne me « nourrissent » pas. Il serait plus juste de dire que je suis littéralement dévoré, ravagé par les catastrophes qui s’annoncent.

Dans ma pratique chorégraphique, j’oriente ce que d’aucuns nomment la « créativité » vers les productions artistiques de mes prédécesseurs, c’est-à-dire vers l’histoire de la danse. Avec ce recul historique, j’ai pu appréhender les danses passées avec un regard neuf : j’ai ainsi constaté qu’historiquement la danse faisait souvent référence à la « nature ». Avec l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual, nous avons ainsi tenté d’analyser les représentations du non-humain dans la danse, ce que nous avons appelé les « danses non-humaines ». Estelle Zhong Mengual n’est pas spécialiste de la danse, mais elle travaille à une histoire environnementale de l’art et ses livres, dont le bien nommé Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, m’avait enthousiasmé. Ensemble nous avons produit un spectacle que nous avons présenté au Louvre et qui va partir en tournée dans les théâtres.

— Jérôme Bel - © DR

L’urgence climatique et les modifications toujours plus patentes de notre environnement modifient-elles votre pratique et votre rapport à l’art, notamment dans la dimension chorégraphique ?

Depuis ma prise de conscience de la crise climatique, tout a changé. Tout d’abord, continuer à faire de l’art dans un tel contexte m’a semblé au premier abord bien dérisoire. Ne fallait-il pas plutôt aller vers une forme d’engagement militant ou d’activisme ? J’ai également été frappé par l’absence de travaux artistiques qui évoquaient frontalement cette chose inouïe et encore impensée que sont les catastrophes climatiques et les bouleversements qu’elles impliquent. Tout se passe comme si ce sujet était irreprésentable ; que tous les artistes étaient tétanisés et ne pouvaient formaliser artistiquement la crise écologique. On peut le comprendre car ce à quoi nous faisons face est effarant et sans précédent.

C’est seulement grâce aux livres des anthropologues Philippe Descola, Nastassja Martin, Eduardo Viveiros de Castro, Anna L. Tsing ou Eduardo Kohn ; des sociologues Tim Ingold ou Bruno Latour ; des biologistes Lynn Margulis ou Andreas Weber ; des activistes Andreas Malm, Jay Jordan et Isabelle Frémaux, que j’ai commencé à prendre conscience de l’ampleur de ce qui était en train de se passer. La lecture des philosophes Donna Harraway, Isabelle Stengers, Baptiste Morizot, Val Plumwood ou Vinciane Despret a également été déterminante pour m’aider à penser la situation actuelle ; ces lectures m’ont permis de me ressaisir et d’entrevoir une voie possible pour la poursuite de mon travail artistique. En tant qu’artiste j’essaie de trouver des formes qui appréhendent la situation à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. Selon moi, l’artiste a un rôle à jouer dans la société actuelle, et il lui revient de faire preuve de courage et d’engagement dans ses créations afin de rendre sensibles et intelligibles certaines choses complexes, difficiles, voire insupportables à entendre.

Les catastrophes, les bouleversements ont souvent donné lieu à des périodes de création intense. Sans céder à l’image romantique d’un artiste stimulé par le drame, l’urgence climatique actuelle est-elle pour vous source d’inspiration ?

Non, bien au contraire ! Ce n’est pas une source bienveillante qui me donne des idées, c’est un abîme effrayant auquel je dois faire face car j’ai décidé d’affronter ma terreur et mon désespoir. Ne pas braver cette réalité serait un tel déni de la fonction de l’art tel que je l’envisage. L’art — en tant qu’il est contemporain — se doit de rendre compte du monde d’aujourd’hui. L’art a pour fonction de nous aider à comprendre notre réalité, et à ce titre, ne pas traiter de la crise climatique est pour moi impensable. C’est un problème gigantesque et il faut que l’art y travaille d’une manière ou d’une autre.

Il me semble que vu l’état des connaissances scientifiques actuelles, on peut dire qu’une position climato-sceptique est intenable, tout comme l’est le fait de minimiser les conséquences du phénomène. Aussi, chaque artiste qui ne prendra pas en compte ce paradigme dans sa création est pour moi un artiste totalement vain.

L’art peut-il être vecteur d’un nouveau récit de notre rapport au monde, et spécifiquement à l’environnement ? Quels en seraient les ressorts ?

Oui, c’est à mon sens la solution la plus juste. L’art a la possibilité de produire de nouvelles représentations ou de nouveaux récits, de nouveaux mythes mêmes, comme celui de nous « re-sensibiliser au vivant » pour citer le philosophe et écrivain Baptiste Morizot. L’art est capable de produire de nouvelles narrations qui changeraient le rapport que nous avons avec le vivant, le non-humain. Il nous faut changer de culture, quitter ce huis clos entre humains, prendre en considération toutes les « autres manières d’être vivants », comme le dit encore Baptiste Morizot, pas par humanité, justement, mais parce que nous dépendons de nos environnements peuplés d’espèces animales, végétales, d’éléments naturels absolument nécessaires à notre propre existence. Notre fascination exclusive pour nous-mêmes doit cesser car nous allons à la catastrophe.

— Feu de forêt en Galice, octobre 2017 - © Photo12/Alamy/Brais Seara

Comment concilier d’une part la volonté artistique de prendre en charge l’urgence climatique, de mettre en garde face aux dérèglements de l’environnement, et d’autre part la création artistique toujours coûteuse en énergie (infrastructure, énergie, déplacements, confection de décors, costumes, etc.) ?

Effectivement, faire venir par exemple un orchestre de l’autre bout du monde pour interpréter la Symphonie « Pastorale » de Beethoven ou Les Quatre Saisons de Vivaldi est assez problématique. Il est entendu que l’art produit du symbolique mais il faut, dans le moment historique qui est le nôtre, qu’il soit aussi pragmatique. L’art n’est pas au-dessus des autres activités humaines. Il doit lui aussi prendre ses responsabilités dans ce monde que nous devons recommencer. Car celui que nous avons construit dans notre culture occidentale nous amène au bord d’un précipice mortel.

J’ai donné une interview au New York Times qui voulait m’interroger sur mon engagement écologique et la journaliste m’a parlé d'une salle de concert en Suède qui ne programme que les musiciens et musiciennes qui acceptent de venir en train. D’ailleurs, à titre personnel, en tant que spectateur, je ne vais plus voir les spectacles ou écouter les concerts dont les interprètes polluent mon environnement, je veux dire notre environnement, et celui de nos enfants, des enfants de nos enfants. Je crois que l’art, cette chose merveilleuse que je chéris totalement, doit donner l’exemple — et pas seulement symboliquement.

Il faut donc être courageux, se remonter les manches et étudier ce qui est néfaste pour l’environnement. Chacun doit réduire son empreinte carbone le plus possible. Dans mon cas, j’ai décidé de ne plus prendre l’avion pour nos tournées, car c’était le poste le plus polluant de mon activité artistique. J’ai donc imaginé des protocoles pour que mes pièces soient remontées à travers le monde sans qu’on utilise aucun avion. Nous travaillons dorénavant les lumières des spectacles avec des personnes qui ont réfléchi à ce problème et elles m’aident à réduire l’énergie utilisée. Les costumes sont faits uniquement à partir de costumes déjà utilisés, etc. Et je n’ai jamais autant travaillé depuis que j’ai mis en place ces nouvelles méthodes. Cette année, nous avons donné 95 spectacles dans 20 pays sur 3 continents. Ceci est sans doute dû au fait que de plus en plus de directeurs de théâtres ou de festivals sont intéressés par ce mode de tournées non polluantes. Ma nouvelle manière de travailler est soutenue par de plus en plus de responsables culturels ; et c’est le mouvement normal de l’art vers la culture qui, à son tour, construit et organise la société. Il faut changer la culture afin de recommencer ce monde.

  • Propos recueillis par Tristan Duval-Cos