À l’occasion du concert Martha & Friends, le violoncelliste Edgar Moreau évoque la personnalité musicale de Martha Argerich et l’importance de la transmission par-delà les générations.
Le temps ne semble pas avoir de prise sur Martha Argerich, monstre sacré à qui l’on passe toutes les fantaisies, tant son aura est immense, tant elle possède la capacité de canaliser toutes les énergies. En sa présence, les musiciens, quel que soit leur rang, se sentent pousser des ailes. Le fait est qu’elle attire, irrésistiblement - ce qu’elle n’arrive pas toujours à comprendre. Pourtant, l’artiste argentine a probablement encore plus besoin des autres. Sa sélection s’opère à l’instinct. Ainsi, elle se reconstruit une sorte de famille idéale – comprenant anciens maris, enfants, amis stars ou de notoriété modeste – qu’elle aime avoir à ses côtés (sur scène et en dehors), phalanstère toujours vivant et surprenant.
Ses admirateurs regrettent – le mot est faible – qu’elle ait délaissé quasi complètement le répertoire solo depuis plus de trente ans. Quand, de loin en loin, elle affronte seule le clavier, le choc est de taille. Telle son interprétation, d’une tension presque insoutenable, de Gaspard de la Nuit de Ravel à Lugano en juin dernier. Sa fille Annie Dutoit se tenait près d’elle, récitant les poèmes d’Aloysius Bertrand ayant inspiré Ravel : protection autant que mise en confiance indispensable à ce dévoilement parfois douloureux qu’implique le fait de se produire, pour ainsi dire, « à nu ».
Désormais, elle se consacre corps et âme au partage entre musiciens. Peu de pianistes de son envergure peuvent se targuer d’avoir emmagasiné un corpus chambriste aussi vaste et varié. Et constamment renouvelé – sous l’impulsion de Daniel Barenboim elle vient de mettre à son répertoire les Cinq Pièces op. 16 de Schönberg, arrangées pour deux pianos par Webern et entend poursuivre son exploration, initiée par Gidon Kremer, de l’œuvre de Weinberg. Certes, la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartók est une vieille connaissance : elle l’a enregistrée il y a près de quarante ans avec Stephen Kovacevich – une version qui s’impose au sommet de la discographie. Elle a aussi traversé le Trio de Chostakovitch à plusieurs reprises, notamment avec Kremer et Maisky, Vengerov et Gautier Capuçon et, déjà, Renaud Capuçon (Salzbourg, 2010). Prélude à l’après-midi d’un faune, dans le propre arrangement de Debussy, refait surface cette année, 31 ans après une exécution à Montreux avec Michel Béroff.
Chaque apparition de la plus grande pianiste de notre temps, de la plus énigmatique aussi, est attendue avec ferveur. Elle reste à bien des égards un mystère. Tenter ainsi d’expliquer sa technique toujours splendide relève de l’impossible. Certes, elle travaille, beaucoup plus qu’on ne l’imagine, et sans doute davantage qu’auparavant. Mais Martha Argerich offre l’exemple d’une nature pianistique comme on n'en voit que deux ou trois par siècle. Ses facilités ont pu lui jouer un tour dans le passé ; elles sont maintenant le bon génie qui sommeille en elle et lui procure cette jeunesse qu’on aimerait éternelle.