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Qu’est-ce que la musique ? La géométrie de la beauté selon David Byrne

Publié le 16 septembre 2019 — par Le Magazine

© DR

Le compositeur et musicien américain dévoile dans cet ouvrage la fabrique de la musique, tout ce qui la fait vivre et nous fait vibrer. Témoin et acteur d'une scène expérimentale naissante, l'artiste revisite son apprentissage en amateur, ses pratiques collaboratives et la découverte d'autres univers musicaux. Extrait.

© David Byrne

À QUOI LA MUSIQUE EST-ELLE BONNE ?

Certains genres musicaux sont-ils vraiment meilleurs que d’autres ? Et qui en décide ? Quel effet la musique a-t-elle sur nous qui la rendrait bonne (ou pas) ?

Quoiqu’elle ne permette pas de réparer un évier qui fuit, beaucoup de personnes pensent que la musique doit être utile à l’humanité — si elle ne l’avait pas été, elle n’aurait pas survécu pour endosser le rôle prépondérant qu’elle joue aujourd’hui dans nos vies. C’est du moins l’avis d’Ellen Dissanayake. On présume également que certains genres musicaux ont plus d’effets bénéfiques que d’autres. Ils pourraient faire de vous une « meilleure » personne et, par extension, les autres seraient potentiellement néfastes (et on ne veut pas dire par là qu’ils endommageraient vos tympans) ou, à tout le moins, certainement pas aussi édifiants. Le présupposé qui étaye cette idée est qu’en écoutant de la « bonne » musique, on devient une personne plus morale. Mais de quelle manière exactement ? 

Les origines sociales de ceux qui définissent ce qui est bon ou mauvais contribuent grandement à expliquer cette attitude. L’instrumentalisation de la musique au profit d’un lien entre la passion pour les beaux-arts et le statut qui accompagne la réussite économique n’est pas toujours subtile. Le musicologue et auteur canadien Colin Eatock remarque que la musique classique a récemment été introduite dans les magasins de la chaîne 7-Eleven, ainsi que dans les couloirs des métros de Londres et Toronto, avec pour résultat une diminution des vols, des agressions et des actes de vandalisme Colin Eatock, « What’s Wrong with Classical Music? », 3 Quarks Daily, 4 octobre 2010, www.3quarksdaily.com/3quarksdaily/2010/10/whats-wrong-with-classical- music.html.. Eh bien… Quel instrument puissant ! La musique peut donc bien influer sur le comportement. Ces statistiques sont brandies comme preuve que certains genres musicaux possèdent des propriétés magiques et édifiantes. Quelle aubaine pour le marketing ! Un autre bord de pensée soutient cependant que cette stratégie est une manière de signifier à certaines personnes qu’elles ne sont pas les bienvenues. Elles savent que la musique diffusée n’est pas la « leur » et sentent, nous dit Eatock, que son message est le suivant: « Passez votre chemin, ce n’est pas votre espace culturel. » D’autres ont parlé d’« insecticide musical ». C’est une manière d’utiliser la musique pour façonner et contrôler l’espace public Ibid..

L’économiste John Maynard Keynes prétendait même que de nombreux genres musicaux amateurs ou populaires sapaient les valeurs morales de leurs auditeurs. En général, nous sommes conditionnés à penser que la musique classique — et quelques formes de jazz peut-être — possède une sorte de vertu morale, tandis que le hip-hop, la musique de club et le heavy metal, bien sûr, sont dépourvus de toute essence positive. Cela peut paraître ridicule dit comme ça, mais ces présupposés continuent d’influer sur de nombreuses décisions en matière d’art, notamment sur le soutien financier qu’il convient de lui apporter.

Le critique littéraire britannique John Carey, qui écrit pour le Sunday Times, est l’auteur d’un merveilleux ouvrage, What Good Are the Arts?, dans lequel il donne des exemples du traitement privilégié dont bénéficient l’art et la musique officiels. Carey cite notamment le philosophe Emmanuel Kant: « Je dis donc : le beau est le symbole du bien moral ; et c’est à ce point de vue […] qu’il plaît […]. L’esprit est conscient d’être en quelque sorte ennobli et d’être élevé au-dessus de la simple aptitude à éprouver un plaisir par les impressions des sens Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, traduit de l’allemand par Alexis Philonenko, Paris, J. Vrin, 1993, p. 265 ; cité par J. Carey, What Good Are the Arts ?, op. cit., p. 11. […]. » D’après Kant, la raison pour laquelle nous trouvons une œuvre d’art belle est que nous pouvons sentir — mais comment le sentons-nous, je me le demande — qu’elle renferme une essence bienfaisante et morale qui élève notre esprit, et que nous aimons ça. Selon ce point de vue, le plaisir et l’élévation morale sont liés. Le plaisir seul, sans cette belle intrication, n’est pas une bonne chose, mais enrobé d’élévation morale, le plaisir est… excusable. Ces propos peuvent paraître quelque peu mystiques et un peu idiots, en particulier si l’on considère que les normes de beauté pourraient bien être toutes relatives. Au sein du monde protestant dans lequel vivait Kant, la sensualité, quelle que soit sa forme, conduisait inévitablement à des mœurs légères et à la damnation éternelle. Pour être acceptable, le plaisir avait donc besoin d’une touche de moralité. Goethe, se remémorant ses impressions lors d’une visite du musée d’art de Dresde, les a comparées à « l’émotion avec laquelle on pénètre dans la Maison de Dieu Johann Wolfgang von Goethe, Poésie et vérité: souvenirs de ma vie, traduit de l’allemand par Pierre Du Colombier, Paris, Aubier, 1941. » (ill.).

Il faisait référence à une émotion positive et édifiante, non à la crainte et aux tremblements que pourrait susciter la perspective de rencontrer le Dieu de l’Ancien Testament. Quant à William Hazlitt, brillant essayiste du XIXe siècle, il a déclaré que se rendre à la National Gallery de Pall Mall équivalait à entreprendre un pèlerinage pour le lieu « le plus sacré d’entre tous […], un acte de dévotion accompli au sanctuaire de l’art Cité par J. Carey, What Good Are the Arts?, op. cit., p. 97. ». Encore une fois, il semblerait que ce Dieu de l’Art soit une divinité bienfaisante qui n’aurait jamais frappé le jeune William de sa foudre pour un péché esthétique occasionnel. Si j’ai l’air d’exagérer en évoquant pareille punition, souvenez-vous que, pas si longtemps avant l’époque de Hazlitt, on pouvait encore être condamné au bûcher pour un blasphème mineur. Et si l’appréciation des sphères les plus raffinées de l’art et de la musique s’apparente à venir prier dans un sanctuaire, il faut également accepter que le blasphème artistique ait des conséquences.

L’idée selon laquelle les beaux-arts sont bons pour vous a pour corollaire le présupposé que leur contemplation peut vous être prescrite comme un remède. À la manière d’un vaccin, elle pourrait endiguer — et peut-être même entreprendre d’inverser — nos penchants les plus bas. Le juge britannique John Duke Coleridge a ainsi déclaré en 1857 lors d’une commission parlementaire que les pauvres ont besoin de l’art « pour purifier leurs goûts et les détourner des habitudes qui les souillent et les avilissent ». Quant au romancier britannique du XIXe siècle Charles Kingsley, il s’est montré plus explicite encore : « Crois-moi, ouvrier usé par ton labeur. Malgré les immondices qui t’environnent, ton logis populeux, tes guêtres sinistres, tes enfants faméliques, ta femme frêle et pâle — crois-moi, un jour, toi et les tiens aurez aussi le droit à votre part de beauté. […] Je le dis, les peintures ont éveillé en moi de saintes pensées — pourquoi pas en vous, mes frères Ibid., p. 97-99. ? » Des musées comme celui de Whitechapel, à Londres, ont été ouverts dans des quartiers ouvriers afin que les opprimés puissent goûter aux choses les plus fines que la vie ait à offrir. Pour avoir eu quelques boulots manuels, je peux témoigner que la bière, la musique ou la télévision sont parfois tout ce à quoi l’on peut se prêter à la fin d’une longue journée de travail physiquement éprouvant.

Extrait de David Byrne, Qu'est-ce que la musique ?, Éditions de la Philharmonie, coll.  « Écrits de compositeurs       », 2019, p. 344-349.

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