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William Christie célèbre la musique oubliée du théâtre de Molière

Publié le 03 octobre 2022 — par William Christie

— Festival Dans les Jardins de William Christie (2022) - © Julien Gazeau

Si Molière est souvent joué, les musiques de Lully ou de Charpentier qui accompagnaient ses pièces sont tombées dans l'oubli. Au terme d'un véritable travail archéologique, William Christie et Les Arts Florissants ont exhumé ces comédies-ballets longtemps ignorées.

— Répétitions du spectacle Molière à la Philharmonie (2022) - © Vincent Pontet

 

À l’école et au collège, j’ai étudié le français. Et je vous avouerai que si la musique française me séduisait déjà, c’était aussi le cas de la langue elle-même. La particularité de ma personnalité musicale tient sans doute à ce goût littéraire et linguistique, et à l’emphase que je mets sur le rôle de la langue dans la musique. Jeune élève, connaissais-je Corneille ou Racine ? Pouvais-je réciter quelques vers de Hugo, reconnaître une lettre de Madame de Sévigné ou une maxime de La Rochefoucauld ? Oui, ne serait-ce que par bribes. Mais il y en avait un dont j’étais plus familier encore : c’était Molière. Toutefois, bien que je connaisse ses pièces les plus populaires, je n’avais entendu aucune des musiques composées de son temps pour ses comédies-ballets. Car il n’en existait pas d’enregistrement, pour la simple raison que cet aspect de l’art de Molière était alors largement oublié, voire méprisé, même en France.

C’est donc avec un certain bagage culturel que j’arrivai à Paris en 1970. Plus près de sa source, ma curiosité intellectuelle s’épanouit alors de manière exponentielle. En créant Les Arts Florissants, je voulais explorer l’interdépendance entre la musique et sa langue. C’était un peu insolite, car cela allait à contre-courant de ce qui avait cours en Europe, dans les milieux musicaux. J’entendais d’ailleurs souvent des remarques désobligeantes, concernant l’utilisation d’une musique de Lully ou de Charpentier dans les productions des comédies-ballets de Molière. Pour beaucoup de mes interlocuteurs, la musique était beaucoup moins intéressante et essentielle que le texte lui-même. Or j’ai toujours cru que Molière était très impliqué dans cet aspect de ses pièces.

— Festival Dans les Jardins de William Christie (2022) - © Julien Gazeau

Notre travail était en quelque sorte archéologique. Une bonne partie de cette musique avait déjà été publiée par Henry Prunières (un musicologue du début du XXe siècle), mais certainement peu consultée par les metteurs en scène ou les acteurs. Et pourtant, quelle richesse et quelle pertinence ! Seuls Le Malade imaginaire et Le Bourgeois gentilhomme ont échappé à cet oubli ; mais la musique de Charpentier ou de Lully ne figurait que très rarement dans les productions de ces deux comédies-ballets.

Il nous fallait un complice du côté du théâtre, pour nous aider dans cette résurrection de la musique de Molière. Cette personne fut Jean-Marie Villégier. Il devint mon conseiller, mon inspiration, en quelque sorte mon catalyseur pour approfondir les rapports entre paroles et musique. Avec lui ont commencé des années riches de découvertes et de nouvelles productions. L’événement le plus spectaculaire de cette collaboration fut certainement la production d’Atys, sur laquelle nous  travaillâmes tous deux avec Francine Lancelot, historienne de la danse et chorégraphe. D’autres productions suivirent : Le Malade imaginaire présenté au Châtelet, Le Sicilien et L’Amour médecin à la Comédie-Française, Monsieur de Pourceaugnac aux Bouffes du Nord. Quel curieux phénomène – qu’il ait fallu attendre la fin du XXe siècle pour que les Français, si portés sur leur patrimoine littéraire, redécouvrent enfin un patrimoine musical si étroitement associé à l’un de leurs plus grands écrivains : Molière !

Le nombre de représentations de ces comédies-ballets que nous avons données est impressionnant : une quarantaine pour Le Malade imaginaire, près de quatre-vingts pour L’Amour médecin et Le Sicilien, plus d’une centaine pour Monsieur de Pourceaugnac… le tout en France, mais aussi en Europe et dans le monde entier, jusqu’aux États-Unis et en Australie. Cela fut d’ailleurs un record pour Les Arts Florissants, pourtant habitués à sillonner le globe !

— Répétitions du spectacle Molière à la Philharmonie (2022) - © Vincent Pontet

 

Quel était pour moi l’aspect le plus important, lorsque je travaillais ces œuvres de Molière avec acteurs et musiciens réunis ? Certes – et ce n’est pas une découverte – la vitalité et la jeunesse de l’un des plus grands comédiens et auteurs dramatiques du XVIIe siècle ; une intelligence, une humanité extraordinaire. Mais aussi, quelque chose de plus basique : la musicalité de sa langue. Pourtant nous avons parfois rencontré l’ignorance de cette dimension chez certains comédiens. L’éducation d’un acteur, autrefois, sur le plan de la déclamation, était semblable à celle d’un prédicateur ou d’un chanteur. Comment placer sa voix ? Comment utiliser la respiration ? Le respect de la syntaxe, l’insistance sur un rythme où alternaient les syllabes longues, demi-longues ou brèves, ou encore la règle de l’octave qui invitait à placer certaines parties des mots sur une note musicales distincte… Voilà autant de règles de déclamation aujourd’hui un peu délaissées, mais qui faisaient jadis partie intégrante de la formation de tout interprète. La voix d’une Sarah Bernhardt, dans l’un des premiers enregistrements radiophoniques, témoigne de cet art de la déclamation inchangé depuis le XVIIe siècle, à l’opposé du français monotone tel qu’on l’entend aujourd’hui. L’acteur chantait alors ses répliques. Il n’existait donc pas de ruptures brusques entre le parlé et le chanté. Le chant doit souligner les mots, qui sont aussi importants que la note ; et l’acteur doit souligner la musicalité des vers qu’il déclame. En résulte un tissage homogène, et bien plus intéressant pour l’oreille.

— Répétitions du spectacle Molière à la Philharmonie (2022) - © Vincent Pontet

 

À la fin du XVIIe siècle, deux grands compositeurs ont énormément écrit pour le théâtre : je veux parler de Lully, qui a su intégrer la musique dans le contexte du grand théâtre déclamé ; et de Henry Purcell, en Angleterre. Ce qui est extraordinaire pour moi, c’est de voir le destin inverse qu’ont connu les héritages de ces deux grands artistes, d’un côté ou de l’autre de la Manche. La grande tradition culturelle anglaise a préservé la musique de Purcell, en rejetant le théâtre qui l’accompagnait et les auteurs qui en avaient écrit les textes. Alors qu’en France, on a gardé le théâtre de Molière et oublié ses collaborateurs musicaux. D’une certaine manière, nous avons essayé avec Les Arts Florissants de réparer ces torts, en restituant la part de théâtre dans la musique de Purcell, et en redonnant leur musique aux pièces de Molière. Ce grand Molière qui ne fut jamais oublié, et dont la tradition connaît une si grande continuité… mais quel dommage que cette musique, qu’il aimait tant, ait été méconnue si longtemps !

William Christie

Fondateur et codirecteur musical des Arts Florissants