Philharmonie de Paris - Page d'accueil

Préserver le cinéma muet, ou comment « restaurer le spectateur »

Publié le 04 décembre 2019 — par Mathilde Thibault-Starzyk et Serge Bromberg

— Chaplin avec Edna Purviance dans Charlot musicien, 1916 - ©  Roy Export Co. Ltd

Serge Bromberg, fondateur de Lobster Films et grand connaisseur de l'œuvre de Chaplin, évoque le travail de restauration des films muets et le processus de composition des bandes sonores.

Pouvez-vous nous parler de votre société, Lobster Films ?

Lobster a été créé en 1985. Au départ il s’agissait d’une société de production de films mais nos activités se sont très vite tournées plus particulièrement vers la restauration de films anciens. Notre vocation est de retrouver des bobines de films dans les caves et dans les greniers, de les sauvegarder et de les restaurer. Lobster conserve une collection de plusieurs centaines de milliers de boîtes de films. Nous sommes associés à la FIAF (Fédération Internationale des Archives du Film) et à l’AMIA, les réseaux de collections publiques ou privées de films qui collaborent entre elles pour mener à bien la conservation et les projets restaurations de films. Lorsque l’un des membres décide de restaurer un film, nous mettons à disposition les bobines que nous possédons pour faciliter la reconstitution du puzzle que représente une restauration de film. J’ai coutume de dire que la dernière (et la plus importante) de ces pièces est le spectateur lui-même.

Vous avez notamment mené une restauration de grande ampleur pour les films de Charlie Chaplin.

Nous avons restauré tous les films de Chaplin antérieurs à 1918 et pour lesquels du matériel a été conservé. Cela nous a demandé dix ans de travail, en collaboration avec la Cinémathèque de Bologne et le British Film Institute.

La première campagne de restauration a été consacrée aux trente-cinq films des studios Keystone (pour lesquels Chaplin a travaillé de décembre 1913 à décembre 1914). Puis nous nous sommes attelés aux douze films de la période Mutual (1915-1917), dont nous avions récupéré tout le fonds et dont nous étions les ayants-droit. Enfin, le Museum of Modern Arts (MoMA) nous a amplement soutenus pour la restauration des films de la période Essanay (1914-1915), puisque le musée avait racheté en 1939 un ensemble de supports nitrate inestimable de ces films.

La première difficulté pour la restauration est la question de la récupération du matériel. Pour certains films, très peu de bobines sont conservées. Par exemple, pour Cruel Cruel Love (Charlot marquis, un film de la période Keystone), nous n’avons retrouvé qu’une seule copie 16mm, même en faisant appel à nos réseaux les plus secrets. Les films de la Keystone ont fait l’objet de très peu de ressorties, il y a donc peu de matériel. Pour d’autres films, comme ceux de la période Mutual, on constate le problème inverse : toutes les archives disposent de plusieurs copies de qualités variables d’un même film et le travail de restauration commence par la sélection du meilleur matériel conservé parmi des milliers de copies médiocres. Lorsque l’on a travaillé sur la restauration de The Bank (Charlot à la banque, 1915), nous n’avions qu’un interpositif très incomplet conservé par le MoMA. Nous avons contacté l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA Film Archive) et il s’est avéré qu’ils possédaient le seul négatif caméra jamais retrouvé dans le monde pour un court métrage de Chaplin. Nous sommes naturellement repartis de ce matériel-là, même s’il était incomplet.

— Restauration The Bank

Notre démarche a toujours été de restaurer avec un point de vue de modestie. Le restaurateur peut faire beaucoup de choses, mais une bonne restauration ne doit pas aller trop loin et les choix qui sont faits doivent l’être de façon éclairée et documentée. Par exemple, pour les films de la période Mutual, nous ne conservons plus aucune copie d’aucun film avec le carton titre ouvrant le film, puisqu’ils ont essentiellement été conservés grâce aux ressorties postérieures. Les studios qui ressortaient les films refaisaient les cartons pour y ajouter leur nom, leur logo, etc. Nous avons donc fait le choix d’utiliser une police très moderne pour ne pas prétendre reproduire une réalité dont nous ignorons tout. De même, pour les cartons intermédiaires, nous n’en avons retrouvé qu’un, d’assez mauvaise qualité, sur une copie de One A.M. (Charlot rentre tard, 1916). Nous avons recréé tous les cartons de tous les films à partir de cet exemple unique.

Mais il fallait aussi retrouver les textes qui figuraient sur ces cartons. Cela a été facilité par le fait qu’avant de sortir ses films, Chaplin déposait un résumé papier du film à la Librairie du Congrès pour enregistrer le copyright, avec le texte des cartons. Sauf que, pour les quelques cartons effectivement retrouvés, le texte n’était pas le même. En fait, comme le dépôt du copyright était toujours fait quelques semaines avant la sortie, Chaplin a parfois eu le temps de changer d’avis et modifier légèrement ses textes.
 

Cartons pour One A.M. (Charlot rentre tard, 1916) : variation des intertitres selon les sources

— Cartons intertitres - © Lobster films

Les films de Chaplin que vous avez restaurés comportent tous une bande sonore, comment avez-vous travaillé en ce qui concerne la restauration musicale ?

Evidemment, tout plan de restauration entraîne une volonté de distribution dans la meilleure qualité possible. Pour les films muets, il faut donc imaginer un accompagnement musical qui permettrait aux salles de les diffuser sans se poser la question de faire venir un pianiste. Sur les films de la période Keystone, nous avons réalisé une bande sonore assez rapidement. Lorsque nous avons commencé à travailler sur les films de la Mutual, nous avons travaillé différemment, avec une approche très « haut-de-gamme ». Nous avons sélectionné les douze plus grands musiciens ou orchestres spécialisés dans l’accompagnement du cinéma muet et nous leur avons confié un film chacun. Cela nous a permis de proposer une bande sonore pour chaque film sans affirmer que tel ou tel musicien était le plus proche de l’esprit de Chaplin. Comme la plupart des compositeurs étaient également des pianistes, nous leur avons également demandé d’improviser un accompagnement au piano pour un ou plusieurs autres films que celui que nous leur avions confié au départ. Nous avons donc pu ajouter à la sortie DVD plusieurs versions de chaque film, avec un accompagnement différent à chaque fois (avec toujours une version avec orchestre et une version avec piano seul).

— Restauration The Rink
— Restauration 1AM

Ces compositeurs ont-ils fait un travail de compilation de musiques existantes (comme cela pouvait se pratiquer à l’époque de la sortie des films) ou de composition?

Non, aucun des musiciens à qui nous avons posé la question n’a fait un travail de compilation. Il y a quelques citations mais la majorité est de la musique originale. Je pense de toute façon qu’à l’époque, les pianistes qui illustraient ces courts métrages dans les cinémas faisaient surtout de l’improvisation. Nous n’avons pas vraiment la possibilité de savoir quelle musique était jouée. Au fond, je pense que cela n’intéressait pas Chaplin avant 1918, il ne concevait pas ses films en musique.

Comme je le disais, on retrouve tout de même des citations dans certains des films, comme dans The Vagabond (Charlot musicien ou Charlot violoniste, 1916). Nous avons confié ce film où Charlot joue du violon au Mont Alto Motion Picture Orchestra, dans lequel jouent deux violonistes hors pair. Ils ont cherché à savoir ce que Chaplin jouait lorsqu’il était filmé jouant du violon, et ils ont proposé la Danse hongroise n°5 de Brahms, ce qui est très cohérent avec les coups d’archet que l’on voit à l’image. Cela fonctionne aussi très bien avec le carton qui introduit la scène, où Charlot propose au personnage d’Edna Purviance de lui jouer du « Hungarian Goulash ».

Et aujourd’hui, travaille-t-on encore sur la restauration des films de Chaplin chez Lobster Films ?

Aujourd’hui, nous faisons essentiellement un travail de valorisation et de distribution des films de Chaplin, notamment par le biais de notre filiale Théâtre du Temple. Pour ce qui est de la restauration, nous en referons puisque ces dernières années, nous avons retrouvé du matériel de meilleure qualité que ce dont nous disposions quand nous avons effectué la restauration de certains films. Il ne faut pas non plus oublier que, lorsque nous avons commencé à travailler sur les films de la période Keystone (à partir de 2003), le numérique n’existait pas. Nous avons donc travaillé sur de la pellicule 35mm. Si nous reprenons le matériel d’origine aujourd’hui et si nous le numérisons, nous pourrons supprimer quelques défauts sur lesquels nous ne pouvions pas intervenir à l’époque. Les technologies évoluent et avec elles les capacités de pouvoir intervenir davantage au service du film.

Propos recueillis par Mathilde Thibault-Starzyk