Dire la musique. Paroles d’artistes.
Un podcast de la Philharmonie de Paris.
Propos enregistrés en novembre 2017.
La recherche dans le travail de l’interprétation est quotidienne. Elle ne se fait pas forcément au piano. Je suis possédé par la musique tout le temps, je travaille en permanence. Quand on a les oreilles, on peut travailler dans sa tête, on peut travailler même sans partition, s’exercer et travailler l’interprétation des choses très précises. La distance entre deux notes, combien de temps on va laisser entre deux notes… Ça, on peut l’élaborer vraiment mentalement, avant d’approcher le piano. C’est même mieux.
Il y a des choses qu’on ne peut trouver qu’au piano, des choses très précises, de microdéplacements où sans le piano c’est très difficile à faire. Mais la plupart des choses, on peut les faire sans piano et c’est beaucoup mieux, parce qu’une fois qu'on approche le piano, on fait avec une idée, un but à atteindre. Sinon on va répéter sans arrêt le même passage. Comme j’ai toujours tendance à le faire, parce que c’est un vice en fait, quand on travaille le piano. Il y a un passage qui ne marche pas, alors on va répéter, mais ce n’est absolument pas la bonne solution.
Il faut que tout soit entendu, il faut que tout passe par l’esprit, par l’intelligence, par la raison, soit vérifié par le cerveau, pour ensuite pouvoir être transposé expressivement par des gestes, par une manière de chanter, par une nuance. Dans la musique de Mozart et dans la musique de Schubert, c’est une musique extrêmement exigeante. Mais je pense qu’on peut parfois se tromper sur l’exigence de cette musique. Ce n’est pas une musique exigeante parce que le langage est soi-disant dépouillé, que c’est soi-disant classique et que ça ne pardonne pas. C’est n’importe quoi d’affirmer ça, parce qu’il n’y a pas une seule œuvre qui pardonne quoi que ce soit. Toute œuvre est toute puissante et c’est un défi énorme pour l’exécutant. Seulement, on va dire que chez Mozart on entend plus souvent une fausse note que dans la musique moderne, ce qui n’est pas du tout une bonne raison. C’est une vérité, mais c’est une vérité triviale et ce n’est pas du tout une bonne raison. Je ne vois pas pourquoi il ne faudrait pas faire les mêmes sacrifices dans la musique de Mozart que dans la musique moderne.
C’est-à-dire que quand lorsqu’on veut interpréter, il faut parfois se dire que le but ce n’est pas de ne faire aucune fausse note. Le but c’est de transmettre, de communiquer le message qu’il y a à l’intérieur de cette pièce. Si tout n’est pas indiqué – c’est le cas avec la musique de Mozart et de Schubert, c’est-à-dire qu’il y a des choses qui ne sont pas indiquées sur la partition – comment est-ce qu’on passe de ce passage à ce passage ? Si on y va tout droit, en suivant le métronome, ça ne fonctionne pas, parce qu’il y a parfois un écart de nuance énorme fortissimo/piano, parfois une mélodie qui est à la main gauche, qui passe à la main droite, donc il y a une très grande distance à parcourir.
On ne peut pas foncer comme ça. On ne peut pas non plus faire ce qu’on va appeler un rubato calibré pour du Schubert, etc. Un bricolage. C’est très précis : fortissimo à piano. Je dois comprendre comment je peux faire pour rattraper cette ligne, pour la faire passer de la main gauche à la main droite.
Il faut prendre ce temps-là et pas plus, parce que si j’en prends un peu plus, ça ne passe pas, ça ne marche pas. Il faut être très attentif à ce qu’on fait. Parfois, il faut que je m’enregistre moi-même quand je ne peux pas travailler avec ma professeure, Rena Cheretchevskaïa, parce qu’on n’est pas conscient de tout ce qu’on fait au piano. Mais le plus important, ce n’est pas comment on va bouger le poignet à droite, à gauche, comment on va se détendre, comment on va bien faire les octaves, comment on va faire le legato. Ce n’est pas du tout ça, parce que chaque petit morceau de partition a sa propre technique adaptée à son exécution. Donc il y a des choses qui vont être plus faciles pour certains, qui vont parler plus immédiatement, et donc on va trouver tout de suite le geste et on va pouvoir l’adapter. Et il y a des choses qui vont être plus difficiles, qui vont nécessiter du travail, parce qu’il faut créer artificiellement un geste de sorte qu’il devienne naturel.
C’est en ce sens-là que je disais que je ne pouvais pas cesser d’approfondir la musique de Mozart et de Schubert, parce que c’est particulièrement valable dans cette musique. C’est-à-dire que je ne parlerais pas de langage dépouillé, je parlerais d’une économie de moyens, mais en réalité, la musique de Schubert et la musique de Mozart sont extraordinairement complexes. Du point de vue des modulations, du point de vue de la forme, du point de vue des carrures, on n’est pas du tout dans une musique évidente. On n’est pas du tout dans ce qu’on peut appeler un carcan et est même une forme totalement classique, parce qu’ils ont cette référence-là, ils savent s’en affranchir chacun à leur manière. Donc c’est vraiment un défi pour l’esprit, parce que l’esprit a naturellement envie de penser que c’est classique, donc il faut respecter le métronome, etc. Mais c’est complètement anachronique. Une remarque comme ça, c’est complètement anachronique. Qu’il faille utiliser le métronome pour Bach, pour Scarlatti, pour Mozart, c’est totalement anachronique. Non, il faut vraiment laisser cette musique envahir ça, même.
Parce que le vrai instrument, ce n’est pas le piano, c’est le corps du musicien. Donc il faut que la musique puisse rentrer dans le corps du musicien et être totalement assimilée, et pas seulement assimilée avec le cerveau, pas seulement assimilée avec les doigts, mais assimilée avec le corps tout entier. C’est comme la lecture d’un grand livre, la découverte d’une grande pièce de musique. Ça change toute la vie. Il faut être prêt à des changements, à des troubles du sommeil, à des troubles de l’alimentation. Et moi je dis ça complètement avec le sourire, parce que ce n’est pas un problème. C’est même réjouissant. Les séances de travail avec ma professeure – Rena Cheretchevskaïa, qui m’a préparé au concours Tchaïkovski, mais avec qui je travaille toujours – ont beaucoup évolué.
Avec le rythme que j’ai maintenant et les concerts, on doit travailler très efficacement, très vite.
La question c’est : Est- ce qu’il a du répertoire, lui ? Est-ce qu’il a assez de répertoire ? Est-ce qu’il a plus de répertoire ? Quand on arrive à un certain niveau de pratique instrumentale, le répertoire, ce n’est pas une question. Tout le monde a du répertoire, tout le monde est capable d’apprendre un morceau difficile en un jour et il n'y a absolument pas de quoi en tirer une quelconque gloire, parce que la musique n’est pas là, le vrai travail n’est pas là. Ce n’est même pas le degré zéro du travail. Le degré zéro du travail, c’est quand j’arrive, que je me présente à ma professeure, Rena Cheretchevskaïa, et que je lui apporte un morceau qui est appris et sur lequel j’ai déjà commencé à travailler une interprétation. C’est ça le degré zéro. Le degré zéro, c’est l’assimilation du texte et déjà la possibilité de le déclamer, de le faire entendre.
Parce que sinon, on n’est même pas au degré zéro, on est une espèce de délire assez égoïste, c’est-à-dire de mémorisation : « Je vais mémoriser un poème, j’ai mémorisé un texte. » Vous pouvez faire l’expérience. Si vous travaillez comme ça, c’est-à-dire que si vous ne vous appropriez pas le texte et si vous ne travaillez pas la déclamation, la prononciation du texte, vous allez le perdre et vous n’allez plus vous en rappeler. La seule manière de mémoriser un texte c’est de se l’approprier et de trouver en fait une manière de prononcer chaque mot. Donc en musique, chaque note. Si chaque note n’est pas prononcée et ne parcourt pas la totalité du corps, ne vibre pas avec la totalité du corps, on ne s’en souviendra jamais et on va se fatiguer, parce que c’est impossible d’un concert à l’autre de recommencer à tout travailler.
Il faut qu’il y ait quand même une base qui soit solide. Je suis obligé à chaque concert de retravailler des choses, bien entendu. Et il m’arrive encore, avec Reina, de rejouer Gaspard de la nuit alors que c’est une pièce que j’ai jouée deux cents fois, qui m’a fait accéder à la finale du concours Tchaïkovski. C’est une interprétation que beaucoup de personnes considèrent comme étant importante, alors que c’est tout simplement une interprétation à laquelle j’ai travaillé pendant des années avec elle et sur laquelle je continue à travailler.
Donc ce n’est pas un hasard si cette interprétation a atteint un certain niveau. C’est parce qu’il y a du temps qui a été passé, de l’énergie qui a été passée, qu’il y a de ma vie aussi, ma vie privée qui a interféré avec le travail de cette œuvre. Et c’est extrêmement important. On peut difficilement, quand on est musicien, et à plus forte raison quand on est artiste, séparer, cliver, la vie privée et le travail. Ce n’est pas possible. La vie privée et le travail c’est la même chose. La manière dont on organise, dont on remplit sa vie privée est en communication directe avec ce qu’on dit musicalement et la façon de travailler musicalement.
Au sujet des concours de piano et des concours de musique en général, j’ai un raisonnement là-dessus, très carré, très simple. Dans les structures supérieures d’enseignement de la musique, un élève a déjà la possibilité d’être confronté à un concours d’entrée exigeant, difficile. Puis de faire connaissance avec des professionnels, des personnes qui jouent en concert, des pianistes, des harpistes, des flûtistes, des clarinettistes professionnels qui vont et qui doivent lui transmettre une partie de leur savoir, de leur connaissance de la scène.
Ça paraît formidable sur le papier. Mais, à mon avis, le hic, c’est que personne ne promet ça. Intégrer un établissement supérieur de musique ne certifie absolument pas qu’on en ressort en enregistrant des disques, en ayant des concerts, en ayant un vrai savoir-faire de la scène. Non, ça certifie juste une chose, c’est qu’on va avoir des examens à passer. Maintenant, c’est aligné sur les cursus universitaires. Donc on a un système de licence, de master, soit l’équivalent d’une thèse, etc. Donc, ce sont des cycles longs, mais ce sont des cycles d’études, c’est-à-dire qu’on est vraiment dans quelque chose, pour moi en tout cas, de très intellectuel du point de vue du savoir, de l’étude, de la bibliothèque, de la conférence et du colloque. De cet ordre-là, c’est-à-dire vraiment universitaire.
Maintenant, moi je peux dire, après deux ans de pratique de la scène où j’ai donné environ cent cinquante concerts, depuis le concours, que ce que j’ai appris là, avec les concerts et sur scène, je n’aurais pas pu l’apprendre autrement. C’est en jouant, en étant confronté à ces conditions-là qu’on peut développer certaines choses, qu’on peut aussi réaliser certaines choses, qu’on peut voir où sont les points forts réels et les points faibles réels.
Parce que déjà sur scène, on a une concentration, une écoute de soi-même qui est amplifiée et on réalise des choses. Il y a des choses qui fonctionnent à la maison, qui ne fonctionneront pas sur scène et on sait où donner de l’importance. Et en fait, le travail est plus efficace.
Maintenant, quand on est étudiant dans une structure supérieure, tout dépend de la structure supérieure en question.
Est-ce que cette structure supérieure va motiver l’étudiant pour le confronter à ces conditions de scène ou non ? Aujourd’hui, il y a tellement de très bons instrumentistes que les seules possibilités pour un instrumentiste qui n’a pas de carrière, qui est étudiant, de se confronter à ces conditions de scène, c’est de passer un concours. Je ne parle pas de gagner le concours, je dis juste passer une épreuve de concours, juste une épreuve, même une pré-sélection. C’est l’occasion pour un étudiant de se confronter aux conditions. Il se trouve que certaines des plus hautes, des plus importantes structures sont contre. Elles vont vous pénaliser si vous passez des concours, si vous vous présentez à une pré-sélection, si vous passez une « semaine sabbatique », à vous reposer pour préparer un concours, vous allez être pénalisé, vous allez avoir des conseils de discipline parce que vous n’avez pas été présent aux cours obligatoires de la structure dans laquelle vous êtes intégrés.
C’est une vérité, c’est concret. Pour le concours Tchaïkovski, je suis certes le petit Français de la finale, mais je suis surtout l’un des trois ou quatre petits Français à avoir appliqué pour le concours, ce qui est pour moi scandaleux. La question n’est pas : Est-ce qu’un concours c’est bien ou c’est pas bien ? C’est qu'un concours international d’envergure, avec des Français qui ont participé : Roger Muraro, Pascal Devoyon… Que se passe-t-il avec l’école française de piano ? Que se passe-t-il pour qu’on ne se retrouve pas avec plus de participants ? Je ne parle pas de gagner. Je dis juste : Pourquoi est-ce qu’on ne participe pas ?
Parce que les étudiants ne sont pas motivés par les professeurs ou par la structure qu’ils ont intégrée ou par seux-mêmes. Ils ne sont pas motivés pour ça. Ils préfèrent dire : « Moi je ne passe pas de concours. » Alors après, tout dépend du profil de l’étudiant. Certains étudiants ne sont pas intéressés par la carrière. Ils veulent juste acquérir un savoir-faire pianistique ou n’importe quel autre instrument. Mais ils font d’autres études supérieures et donc ils ont une carrière dans un autre domaine. Bon, ça c’est bien. Après, on a un autre profil qui est celui du : « Non, les concours, ça ne m’intéresse pas. Moi, je cultive mes relations. » Donc on a un autre système qui est celui des réseaux, de se faire des réseaux, de faire des copinages et donc de gagner des opportunités, d’avoir des concerts en blablatant.
Moi, ça ne m’a jamais intéressé, ça n’a jamais intéressé ma professeure non plus. C’est la raison pour laquelle on s’est présenté au concours Tchaïkovski ensemble, avec un programme qu’on a travaillé dur pendant trois ans en s’y tenant et en ayant un rythme, un régime de vie spartiate, parce que c’est une manière honnête de présenter son travail.
Quand je suis arrivé à Moscou pour présenter mon travail, je n'y suis pas arrivé avec la pensée qu’il y a les autres candidats et qu’il faut être plus fort, que les autres candidats sont super forts et que moi, je suis nul. Il joue Feux follets ou il joue l’Étude en tierces de Chopin mieux que moi, il va plus vite que moi, il est plus puissant que moi… Je ne suis pas du tout arrivé avec ces considérations-là.
Je suis arrivé avec des considérations très simples. C'est mon travail, je suis fier de mon travail. Je suis fier du travail qu’on a fait avec ma professeure et je viens là pour représenter mon pays. Je sais que c’est quelque chose qui est tendancieux de dire ça aujourd’hui, mais moi je l’affirme complètement. Je représente la France, qui est un pays d’Europe et qui est un pays du monde. Donc je suis citoyen du monde, citoyen de l’Europe, citoyen français et j’ai représenté mon pays au concours Tchaïkovski de Moscou sans aucune honte et avec fierté, avec toute la fierté qu’il peut y avoir, tout en sachant que la musique est universelle et sans frontières. Et je suis très fier de m’être rendu capable, avec ma professeure, de tenir ces épreuves.