Bartók: à l'horizon du texte, des nuages
Les lecteurs qui ouvrent Béla Bartók regardent les nuages d’Anri Sala entrer progressivement par les fenêtres du texte de Peter Szendy. Ils font irruption puis défilent, chacun à leur façon, perturbant son rythme. Si la lecture se trouble et le sens vacille dans ces passages, la percée des nuages rencontre l’imaginaire et le corpus bartókiens. Dans une carte postale à son fils Péter, alors qu’il séjourne au col du Lautaret dans les Alpes françaises, Bartók écrit: «Les nuages veulent de nouveau entrer par la fenêtre» (25 juin 1931). Ils dessinent sur la page ce qui se joue dans la musique de Bartók, à savoir la coexistence de temps divergents, au cœur du propos de l’ouvrage.
Béla Bartók est une brève traversée, sous la forme d’un abécédaire, de la vie et de la pensée du compositeur hongrois. A comme astéroïde, F comme fugue, Q comme quiconque… dans le ciel de l’arbitraire poétique passent les mélodies, les figures, les idées. Le récit est aussi une collecte à l’image de Bartók, lui qui a sillonné de nombreux villages pour saisir la force vivante de la musique paysanne et tenter d’en pérenniser la source. Muni de son phonographe à manivelle, il entrait dans le temps des mélodies collectées; il les ralentissait pour entendre «la vie organique» des traditions musicales—leurs possibilités de contrastes, leurs variations de tensions—avant de les mettre en scène dans ses compositions. Aussi leur écoute, transposée dans le temps de la lecture, peut-elle produire un «effet de bougé», comme l’écrit Peter Szendy, faisant écho au geste du collecteur-compositeur.
Le texte, dont les thèmes planent entre ciel et terre, est traversé par les dessins au crayon et à la gomme d’Anri Sala: des glissandi crayonnés jusqu’à l’évanouissement. Dans le processus d’écriture, certains paragraphes ont été rédigés pour qu’ils soient «troués» sans rompre le fil de la narration. Parfois, les nuages débordent dans les marges, telles les bribes d’un Dehors environnant le texte.
Techniquement, comment laisser entrer les nuages dans le texte? Ce dernier a d’abord été mis en pages, puis relu et verrouillé dans sa composition. Ensuite, des passages du texte ont été exportés au format image afin qu’Anri Sala puisse y incorporer ses dessins digitalisés et les retravailler numériquement. Certaines pages du livre imprimé sont donc en réalité des images. Le «blanc» et les traces de matière texturant les mots créent l’illusion. Dans leur rencontre, les caractères typographiques et les images se confondent, produisant un effet de réalisme: même nuance de noir traitée par le photograveur, même densité d’encrage à l’impression.
Liszt: Haute intensité des images
C’est une autre forme d’empreinte organique que les lecteurs de Franz Liszt découvriront au fil des pages, dans cet ouvrage qui rejoint Béla Bartók au sein d’un diptyque hongrois. Le livre reproduit, en contrepoint du texte d’Emmanuelle Pireyre, des photogrammes argentiques du glacier du Rhône suisse radiographiés par Anna Katharina Scheidegger (le prolongement d’une première série intitulée Melting Diamonds). La force des détails et l’intensité des couleurs soulignent la magie du défilement hypnotique. Cristallisant à la fois la beauté et la fragilité des glaciers qui lentement s’effondrent, ils sont les dernières traces des amas de glace avant la disparition des cristaux.
Franz Liszt est un conte inspiré du texte du compositeur publié en 1859, Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, coécrit avec la comtesse Sayn-Wittgenstein et qu’il destinait à servir de préface à ses Rhapsodies hongroises. Emmanuelle Pireyre examine à la loupe la passion de Liszt pour les Tsiganes: il a rêvé leur mode de vie voyageur comme leur lien au paysage, desquels découle l’intensité de leur musique et de leurs danses inspiratrices. De la même manière qu’aux yeux de Liszt la nature est amplifiée par la musique tsigane—que le compositeur remixe à sa manière dans un geste rhapsodique—, la lumière photographique d’Anna Katharina Scheidegger métamorphose les cristaux en de quasi organismes vivants. «Papillonacées violettes à sarments tordus, anémones en tuniques candides, mauves sauvages aux pâles couleurs, bleuets peints du plus vif cobalt, panaches pourpres et clochettes d’or…», Emmanuelle Pireyre poétise l’herbier que Liszt et Sayn-Wittgenstein avaient constitué en amateurs de botanique. En miroir de cette profusion végétale multicolore, les images flottent, se meuvent et s’entrelacent dans un récit parallèle. Si bien qu’«une leçon de musicologie avec Franz» plonge les lecteurs dans un tumulte visuel et sonore.
Comment rendre la haute intensité de ces images dans le livre imprimé? Pour traduire sur le papier l’empreinte lumineuse des photogrammes saturés de vert, de bleu, d’orange, et restituer leurs décalages optiques et leurs points de netteté, il a fallu préparer leur impression en multichromie, technique qui étend la gamme de reproduction du spectre en ajoutant trois couleurs à la traditionnelle quadrichromie. Ces spécificités de colorimétrie ont guidé le choix de l’imprimerie barcelonaise Agpograf.
DES LIVRES D'ARTISTES ACCESSIBLES
Sur presse, la fidélité aux œuvres originales, la netteté des images et leur contraste mettent à l’épreuve le choix éditorial des matériaux, déterminés à l’échelle d’une collection. Afin de proposer des ouvrages à 13 euros qui conjuguent librement texte et image en s’inspirant du livre d’artiste, le papier d’impression doit être économiquement viable, tout en rendant possible une pluralité d’expérimentations visuelles (des dessins numériques d’Alain Bublex dans Glenn Gould aux fragments réinventés par Rosaire Appel dans Sappho en passant par la simple impression du noir et blanc des planches dessinées par Matti Hagelberg dans Alexandre Graham Bell).
Les images de Liszt et de Bartók sont de nature photographique. Pour conserver une impression sur papier standard de type offset, il a donc été nécessaire d’accompagner une phase de réglage sensible des machines avant le tirage (opération dite de «calage»), en particulier pour le contrôle des couleurs (en multichromie) et la densité d’encrage. Face à ces enjeux esthétiques, économiques et matériels, les imprimeurs ont fait preuve d’un savoir-faire technique et artisanal: au cœur des machines, guidées de leurs gestes manuels, les premières planches imprimées se corrigeaient et s’ajustaient aux épreuves chromatiques (notre référence éditoriale).
À chaque étape du façonnage des ouvrages de cette collection, qu’il s’agisse de l’écriture, de la création et de la préparation des images, de la composition graphique, de l’impression, et bien sûr de l’édition, chacune et chacun manœuvre autour de l’idée du livre: l’«abécédaire ennuagé» de Bartók, l’errance de Liszt sur son «divan ultra fleuri». C’est cette idée qui sort des presses transformée, reproduite et démultipliée, pour voyager jusqu’entre vos mains. Conçus et réalisés comme des ouvrages collectifs, les «Supersoniques» sont le fruit d’une activité collaborative.
Collection Supersoniques:
Éditions de la Philharmonie: Élise Foucault, Claire Martinet, Laurent Muñoz, Peter Szendy, Sabrina Valy
Graphisme: Sylvia Tournerie
Fabrication: Stéphanie Reis Pilar
Photogravure: Les Caméléons
Impression: Agpograf
Diffusion-distribution: Interforum
Relations presse: Estelle Roche
Emmanuelle Pireyre & Anna Katharina Scheidegger, Franz Liszt, Paris, Éditions de la Philharmonie, coll. «Supersoniques», 2022.
Peter Szendy & Anri Sala, Béla Bartók, Paris, Éditions de la Philharmonie, coll. «Supersoniques», 2022.