Le Palace fut apothéose de l’idéal de la jouissance sans entraves des années 1970, moment d’intégration sociale de la vie homosexuelle qui va de pair avec sa dépénalisation[1], mais aussi lieu du glissement progressif d’une utopie de la dépense extravagante vers une normalisation de l’entreprise lucrative de la fête. Il est en ce sens à l’image du magazine Façade, fondé en 1976, dans lequel Pierre Commoy et Gilles Blanchard publient leurs premières commandes, le premier en tant que photographe (on lui doit nombre de couvertures, celles d’Andy Warhol ou de Mick Jagger parmi les plus fameuses) et le second en tant que peintre, ainsi que les toutes premières collaborations du duo Pierre et Gilles. « Au lieu d’être exposé dans les galeries, notre travail était publié dans Façade, qui était en quelque sorte une version française du journal de Warhol Interview. La grande idée était de donner un support à toute une communauté d’ami.e.s : Alain Pacadis, Edwige Grüss, Maud Molyneux… Nous avions notre journal », témoigne Pierre[2].
Façade évolue quasiment à vue d’œil, numéro après numéro. Le ton caustique et parodique des articles, inspiré par les revues Actuel voire Hara-Kiri, l’assemblage comique du politique et du mondain, cèdent progressivement la place à la publicité sans ironie, aux entretiens plus déférents menés par Thierry Ardisson et au seul name dropping des soirées parisiennes, un genre inventé par provocation par Alain Pacadis dans Libération, qui s’embourgeoise dans Façade au tournant des années 1980.
Le Palace exacerbe néanmoins une esthétique que Pierre et Gilles, ainsi que Marie France, dans leur mode de vie autant que dans leur pratique artistique, auront contribué à forger dès les années 1970 : une forme de culture populaire, éclectique, parodique sans être ironique, fondée sur une simultanéité indissociable de deux formes d’interprétation, deux manières de penser et de voir : l’une au « premier degré », celle de l’imitation[3], de l’adoration intransitive[4] ; l’autre au « second degré », celle du pastiche humoristique, du clin d’œil complice, qui est aussi un trait (sans en être l’essence) de la communauté homosexuelle et de ses signes de reconnaissance. « Nous ne voulions pas faire de concession à un monde de l’art qui était, dans le champ de la photographie, très conventionnel, et plus généralement assez cérébral, explique Gilles. Or nous aimions l’art populaire, les affiches, les cartes postales, les pochettes de disque, les photomatons, le cinéma[5]. »
Cette culture, sous bien des aspects, fait écho aux notes écrites par Susan Sontag au milieu des années 1960 sur la « culture “Camp” » : « Une vision du monde à travers un style — une forme de style très particulière. Le goût de l’exagéré, la note de fausseté de choses qui ne sont plus ce qu’elles sont[6]. » Sontag aurait probablement reconnu dans le baroque du Palace, décrit à son ouverture par Alain Pacadis[7], un parfait exemple camp, dont la dévalorisation du « bon goût » vise à détrôner l’esprit de sérieux. Apolitique en ce qu’il prône l’esthétique sur le contenu, selon Sontag, il maintient néanmoins une forme de morale dans son amour du plaisir qui s’affranchit des jugements de valeur. Malgré la conscience de l’impossibilité de cet affranchissement, des hiérarchies sociales maintenues entre « bon » et « mauvais » goût, du « ban social » encouru par ce renversement de valeurs, « le “camp” trouve refuge dans un passé mythifié pour transfigurer un présent qui n’est jamais à la hauteur ». Et parvient, écrit Sontag, « à trouver un goût de réussite à des tentatives passionnées vouées à l’échec[8] ».
[1] Ainsi que l’évoque le directeur artistique du Palace Gilles Roignant dans un entretien avec Alain Pacadis publié dans Libération le 27 juillet 1979, à propos des deux clubs ouverts par Fabrice Emaer, Le Sept, rue Sainte-Anne en 1968, puis Le Palace, rue du Faubourg-Montmartre en 1978 : « Le Sept était une promotion sociale de l’homosexualité, le Palace est une intégration de l’homosexualité » (Alain Pacadis, Nightclubbing : chroniques et articles 1973-1986, Paris, Denoël, 2005, p. 350).
[2] Entretien de l’auteur avec Pierre et Gilles, réalisé dans leur atelier au Pré-Saint-Gervais le 4 juillet 2019.
[3] Les photographies de Marie France par Pierre et Gilles la représentent ainsi en Brigitte Bardot (pochette de l’album Marie France visite Bardot, 2009), ou inspirée de Marlene Dietrich (La Voyante, 1991).
[4] « Étudiant aux Beaux-Arts du Havre, j’avais fait un collage en utilisant des photos de Marie France à l’Alcazar, découpées dans le magazine gay In. J’avais découvert Warhol, j’adorais Candy Darling et pour moi Marie France était la Candy Darling française », déclare Gilles Blanchard dans l’entretien de l’auteur avec Pierre et Gilles, op. cit.
[5] Ibid.
[6] Susan Sontag, « Le Style “Camp” » [1964], Œuvres complètes, vol. 5 : L’Œuvre parle, traduit de l’anglais par Guy Durand, Paris, Christian Bourgois, 2010, p. 427.
[7] « Un ancien théâtre construit dans le plus pur style art déco : on a gardé le décor original, les fresques faussement naïves, les moulures de statues de style indistinct […]. Pour la décoration, aucune unité de style. Au contraire, un mélange de tous les extrêmes […]. Sur ce décor du passé viennent gicler des lasers issus d’un film de science-fiction […] ; on est en plein xxiee siècle » (A. Pacadis, « Palace théâtre », Libération, 27-28 mai 1978, repris dans Nightclubbing, op. cit., p. 304).
[8] Ibid.
François Piron, extrait de « Marie France, légère égérie de Pierre et Gilles », Pierre et Gilles : la fabriques des idoles, Éditions de la Philharmonie/Éditions Xavier Barral, 2019, p. 17-20.