Décibel, course aux brevets, « téléphone à oreille » et leçons d’élocution. Voici la 161e biographie d’Alexander Graham Bell, le père du téléphone, figure clef de notre modernité sonore. Mais se pourrait-il que l’Histoire ait tout retenu à l’envers ? Voilà qu’un assistant talentueux, des inventeurs oubliés, des historiennes pugnaces, des Sourdes et des Sourds viennent soudain perturber le récit…
Entretien avec Matti Habelberg, auteur de bande dessinée finlandais, qui cosigne avec la chercheuse indépendante Juliette Volcler l’opus n° 4 de la collection « Supersoniques », consacré au scientifique et ingénieur Alexander Graham Bell.
Image et ironie
Comment dessiner le portrait d’Alexander Graham Bell et mettre en scène son histoire au regard du récit qu’il a lui-même produit de sa vie ?
Je pense que c’est l’un des thèmes auxquels je suis revenu tout au long de ma carrière : le mythe du grand héros masculin (blanc). Mon livre Kekkonen (L’Association, 2007) traitait incontestablement cette question. Urho Kekkonen [homme d’État, ancien président de la République finlandaise], le vrai personnage historique, a soigneusement construit sa propre image. Il mettait en scène ses photographies, se donnait en représentation devant les membres de la presse et du public... Skier, pêcher, chasser, boire de la vodka, aller au sauna et tenir plus longtemps que les autres.
En commençant à travailler sur Alexander Graham Bell, je me suis d’emblée senti en terrain familier.
Invention et progrès
L’histoire de Bell, telle qu’elle est racontée par Juliette Volcler, est aussi celle d’une hégémonie capitaliste (de la Bell Telephone Company à AT&T) ayant ouvert la voie au monopole détenu aujourd’hui par les entreprises de télécommunications qui « quadrillent toute la géographie et toute notre attention » — une description qui fait étrangement écho à certains détails distinctifs de votre dessin. Comment votre rencontre avec le texte de Juliette Volcler s’est-elle traduite dans vos images ? Le récit de ce progrès négatif de l’Histoire a-t-il imprégné le vôtre ?
Le jeu de pouvoir capitaliste était certainement une chose que je voulais dépeindre. Mais je sentais aussi que je ne pouvais pas tout incorporer dans l’espace restreint dont je disposais. Je pense avoir mis l’accent sur l’image structurée de Bell, celle du grand inventeur. La course aux brevets et tout ce qui s’ensuit, je l’ai dessiné comme un combat entre un gorille géant et un ptérodactyle.
Au moment d’entamer le projet, en octobre 2020, je venais de terminer un livre sur lequel je travaillais depuis neuf ans et je savais qu’il m’occuperait encore jusqu’à la fin janvier. Je devais planifier Alexander Graham Bell en conséquence. J’ai donc immédiatement commencé à dessiner des croquis afin de me faire une idée élémentaire de la structure narrative possible. Je savais que je ne pourrais pas lire le texte de Juliette avant fin mars et que la mise en page de mon livre parallèle commencerait fin avril. Il fallait que je fasse quelques découpages avant de lire le texte. Sabrina Valy [directrice des Éditions de la Philharmonie] m’avait assez parlé des thèmes que le texte allait aborder pour que je me sente en confiance. J’ai cependant pris soin d’envoyer les croquis de toutes mes idées aux Éditions et à l’auteure pour savoir si j’étais sur la bonne voie.
Finalement, certaines de mes premières intuitions s’accordaient bien avec le texte.
Surdité et norme sociale
Comment avez-vous abordé la surdité dans vos dessins ? Et comment la pluralité des acteurs et actrices qui façonnent cette histoire collective s’est-elle intégrée à votre récit, cohabitant avec des figures tel le Bell furieux, dieu antique appelant à la guerre, reproduit en couverture ?
Le thème de la surdité était sous-jacent à l’essence du projet depuis son commencement, mais comment le représenter quand toute bande dessinée est muette par définition ?
Dans ce récit, je voulais incorporer des méthodes de narration issues du cinéma muet. Cela tient en partie au fait que j’avais regardé un documentaire des années 1920 sur le fonctionnement du téléphone, mais c’est aussi parce qu’elles apportaient une certaine ambiance, qui me semblait appropriée pour le livre.
J’ai décidé de mettre l’accent sur le mythe de Bell dès le départ et je ne pouvais pas incorporer une trop grande quantité d’autres thèmes et/ou personnages, sous peine de rendre le propos peu clair. Mais j’ai voulu donner le mot de la fin en langue des signes, pour mettre en quelque sorte un terme à l’histoire de Bell et marquer le début de l’histoire de la communauté des Sourdes et des Sourds.
De nombreux acteurs de l’histoire de Bell ne sont présents que sous forme d’images, tandis que l’acte en lui-même est joué par Bell. Dans la scène du parc des statues, j’ai essayé de montrer Bell comme s’il était masqué par son image et sa célébrité. La main qui renverse les statues pourrait très bien être la sienne.
Entretien réalisé par les Éditions de la Philharmonie, traduit de l’anglais par Claire Martinet.
Playlist du livre :
• Édouard-Léon Scott de Martinville, Phonautogrammes, 1860.
• Marion Paquet, « Jeune, sourde et entendante », France Culture, Une histoire particulière, 2017.
• Céline Laurens, De chair et de métal, 2012.
• Violaine Brossard, « Sourds mais pas muets », Autographie, 2020.
• Jonathan Sterne, « À l'écoute du handicap », entretien réalisé par Jedediah Sklower et Guillaume Heuguet, Philharmonie de Paris, 2018.
• « Introduction à la culture Sourde », Radio Galère, Libre débat, 2015.
• Les Mains balladeuses, « Ces gens-là » de Jacques Brel, interprétée en chansigne par Lucie et Marina, 2015.
• « Édition spéciale Online », festival Mimesis, International Visual Theatre, 2020.
Juliette Volcler et Matti Hagelberg, Alexander Graham Bell, Paris, Éditions de la Philharmonie, coll. « Supersoniques », 2021.