Le 4 janvier 1890 paraissait à Londres un nouveau numéro de la revue littéraire et artistique The Athenaeum. Y figurait le compte rendu d’un ouvrage intitulé Musical Instruments and their Homes. Ses auteurs, Mary E. Brown et son fils William A. Brown, proposaient un panorama documenté des cultures musicales non occidentales, en introduction au catalogue d’une collection personnelle de 266 instruments de musique venus des quatre coins du monde. Pour appuyer les propos érudits et admiratifs des Brown sur la musique de l’Inde, l’article de The Athenaeum mentionnait un récital de «been» — ou bin, nom originel de l’instrument aujourd’hui appelé rudra vina, interprété par un musicien de la cour du maharaja de Jaipur à l’occasion de la Colonial and Indian Exhibition (Londres, 1886). L’instrument, alors inconnu en Europe, avait pourtant éveillé par le passé la curiosité de savants et de voyageurs ayant séjourné en Inde, qui en avaient rapporté d’agréables impressions dans leurs correspondances et récits de voyage.
La plupart des instruments de cette grande famille des vina — un terme sanscrit générique appliqué à la catégorie des cordophones indiens — ont aujourd’hui disparu, mais quelques-uns ont survécu aux aléas de l’histoire sous des formes plus ou moins rudimentaires au sein de rares communautés villageoises. D’autres ont connu les fastes des cours princières hindoues et musulmanes, où ils acquirent un prestige inégalé. Durant la période moghole, la vina occupait une position privilégiée à la cour, jouée par des musiciens de haut rang dans une atmosphère musicale où la diversité et l’éclectisme favorisaient la créativité et l’expérimentation. Cette époque de prodigalité et de magnificence atteignit son apogée dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Dès le début du siècle suivant, à la suite de guerres de succession fratricides puis de luttes de factions au cœur même du pouvoir, les souverains moghols perdirent de leur autorité et ne purent maîtriser la cohorte de révoltes endémiques, ni prévenir de nouvelles rebellions dans les provinces. Un coup fatal fut porté à l’empire en 1739 avec le sac de la capitale par les armées iraniennes d’un souverain autoproclamé, Nadir Shah, qui déroba un extraordinaire butin dont le célèbre trône impérial en forme de paon, emblème de la toute-puissance moghole.
Dans les décennies suivantes, les musiciens au service de la cour impériale et de la noblesse se mirent en quête de nouveaux protecteurs et nombre d’entre eux trouvèrent refuge dans les États régionaux hindous et musulmans, renforcés par une moindre subordination envers un gouvernement central et une administration en faillite. Par ailleurs, la présence de l’East India Company anglaise depuis le début du XVIIe siècle sur le sol indien avait permis à ses dirigeants de déployer de fortes emprises commerciales puis politiques, qui les conduisirent à annexer ou à soumettre de riches régions de ces royaumes provinciaux. Malgré cette influence despotique, de nouvelles tendances musicales et de nouveaux instruments comme le sitar apparurent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et s’épanouirent dans ces cours, au détriment de genres et de répertoires plus anciens et jugés démodés. C’est ainsi que la tradition de la bin perdit progressivement de sa superbe dans le courant du XIXe siècle.
Le musicien à qui avait été confié l’honneur de jouer de la vina lors de l’exposition londonienne de 1886 était Musharraf Khan, un artiste éminent, l’un des célèbres binkar (joueur de bin) de son temps et derniers représentants de ce prestigieux héritage séculaire. Son petit-fils, Asad Ali Khan, perpétua cette frêle tradition héréditaire qui incombe désormais à son unique neveu, Zaki Ali Haider. L’horizon de la rudra vina s’était déjà assombri en 1990 lorsque s’éteignit Zia Mohiuddin Dagar, maître incontesté de l’instrument et issu lui aussi d’une illustre lignée de musiciens de cour. Il laissa à son fils unique alors âgé de vingt ans, Bahauddin Dagar, la lourde tâche de préserver la mémoire du patrimoine familial.
En dépit de la renommée et de l’aura de respectabilité qui avaient entouré l’instrument depuis plus d’un millénaire, les joueurs de rudra vina en Inde du Nord se comptent de nos jours sur les doigts de la main.
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C’est dans les années 1970 que j’entendis pour la première fois un enregistrement de rudra vina jouée par Ustad Z. M. Dagar. Je fus tout d’abord saisi par la profondeur du timbre de l’instrument et l’extraordinaire plasticité du matériau sonore. Les savantes circonvolutions mélodiques autour d’une même note s’étendaient d’un degré à l’autre dessinant, dans une majestueuse temporalité, une architecture musicale d’un raffinement inconnu. J’étais alors étudiant au département de musicologie de l’université de Vincennes et il me semblait retrouver, dans la texture du son et le langage micro-tonal de cette musique fascinante, une étrange proximité avec l’écoute d’œuvres contemporaines minimalistes et notre découverte de la synthèse sonore. Cet instrument d’une si grande expressivité avait éveillé en moi une attraction telle que je ressentis alors la nécessité de tout mettre en œuvre pour m’y consacrer.
À partir de 1981, grâce au soutien d’un programme culturel franco-indien puis d’une bourse de recherche du ministère de la Culture, j’eus le privilège de devenir l’élève et le disciple de Z. M. Dagar. Mon immersion dans l’univers de la rudra vina m’amena à rencontrer historiens, musicologues, musiciens, mécènes, collectionneurs, critiques d’art et journalistes qui me confièrent, parfois avec émotion et nostalgie, leurs souvenirs et anecdotes d’une époque révolue. C’est au cours de l’une de ces enquêtes de terrain que je découvris cette bin du Musée de la musique de Paris. Témoignage exceptionnel de l’âge d’or de la période moghole, elle atteste des fastes qui régnaient alors dans le monde des arts indiens.
Philippe Bruguière, Une vina du XVIIe siècle, reflet de la splendeur moghole, Éditions de la Philharmonie, 2022, p. 9-15.