Pièce atypique, pensée comme un concert mis en scène, 100 cymbals de Ryoji Ikeda déploie un langage sonore à la croisée de l'acoustique et de l'électronique.
Pièce à la fois spectaculaire et douce, 100 cymbals s’inscrit dans le répertoire acoustique pour percussions que Ryoji Ikeda développe depuis 2015. Célèbre dans le monde entier pour ses installations mêlant vidéo et sons électroniques, l’artiste japonais compose pour instruments acoustiques depuis le début des années 2000 et le premier des trois Opus (pour nonette à cordes), commandé conjointement par les ensembles Musiques nouvelles et Art Zoyd. Quinze ans plus tard, c’est avec le collectif de percussion suisse Eklekto et son directeur artistique Alexandre Babel que Ryoji Ikeda développe le cycle music for percussion, quatre pièces parmi lesquelles Metal Music III, qui va connaître un destin particulier. Quatre percussionnistes évoluent alors au sein d’une installation de douze cymbales précisément disposées au plateau. En 2018, le Los Angeles Philharmonic commande une version pour cent cymbales de Metal Music III, jouée par dix percussionnistes et dirigée par Alexandre Babel dans le cadre grandiose du Walt Disney Concert Hall. C’est ce 100 cymbals que Les Percussions de Strasbourg reprennent en 2020 au festival Musica et aujourd’hui à la Philharmonie de Paris. En passeur, Alexandre Babel est venu à Strasbourg transmettre le travail effectué avec Ryoji Ikeda, tandis qu’un échange nourri se développait entre le compositeur japonais et Minh-Tâm Nguyen, directeur artistique des Percussions de Strasbourg.
Entre les deux œuvres, on retrouve un travail sur les textures des instruments et trois mêmes modes de jeu : à l’archet, aux baguettes douces, pour créer de la résonance sans entendre l’attaque, et aux baguettes dures utilisées sur le dôme de la cymbale, pour un aspect très électronique. Mais le passage à dix instrumentistes change tout, comme l’explique Minh-Tâm Nguyen : « Cela crée une masse sonore différente. Et visuellement, cela devient très chorégraphié : je vois les dix percussionnistes comme des pixels qui se baladent dans un quadrillage. » La singularité de la pièce tient donc aussi dans son aspect performatif, qui engage les musiciens dans une relation à l’œuvre profonde et collective : « Jouer ces pièces n’est pas difficile techniquement mais les musiciens ont consacré beaucoup de temps à s’imprégner de la culture et de l’univers de Ryoji Ikeda et John Cage. Leur interprétation s’appuie sur un travail de groupe, un état d’esprit, une culture et un répertoire. Depuis quelques années, Les Percussions de Strasbourg développent une vraie conscience de l’aspect scénique. »
Cette signature des Percussions de Strasbourg, une excellence dans l’interprétation associée à un engagement et un sens du détail très poussés, on la retrouve dans le soin porté par Minh-Tâm Nguyen au choix des instruments : « Je me suis rendu en Turquie, qui est le pays de la cymbale, pour visiter les manufactures. J’aime l’idée de comprendre la philosophie de ces fabricants et voir comment ils travaillent. Certains avaient un vrai savoir-faire et l’envie de modeler le son comme nous le souhaitions. Je suis resté des heures dans les ateliers à essayer les différentes cymbales avant de choisir un modèle et d’en commander cent. C’était important qu’elles soient de la même marque parce que leur procédé de fabrication est le même et leur son est homogène. C’est cette homogénéité que je cherchais. » De la même façon, les cent pieds de cymbales sont identiques, garantie d’un fort impact visuel.
JOHN CAGE & RYOJI IKEDA : UN DIALOGUE CRÉATIF
Si les percussionnistes sont rompus aux pièces qui ne sont pas écrites sur des partitions classiques, celle de 100 cymbals est singulière, comme le décrit Minh-Tâm Nguyen : « Elle est écrite sur des grilles, avec une temporalité horizontale, où est indiqué qui fait quoi dans cette temporalité. À côté, un quadrillage clair figure les dix instrumentistes, représentés par des couleurs, et indique les chemins qu’ils doivent emprunter. La partition est écrite en trois mouvements, il y a donc trois pages avec ces indications. » Une création graphique qui fait écho aux travaux de John Cage, dont la pièce But what about the noise of crumpling paper…, offerte en 1985 aux Percussions de Strasbourg par le compositeur américain, est jouée en première partie de concert, dans une version remaniée par Ryoji Ikeda. Œuvre minimale faite de bruissements en lien avec la nature, la partition conceptuelle est tapée à la machine, dans un langage musical réduit à cinq signes typographiques. Mais là où Cage laissait place au hasard, Ryoji Ikeda se montre fidèle à son approche scientifique de la composition, en réduisant notamment le nombre d’instruments aux seuls hyōshigi, morceaux de bois que Les Percussions de Strasbourg ont fait fabriquer au Japon. La partition attribue à chaque musicien un certain nombre d’événements, entre 240 et 280, qui doivent être joués à un tempo très lent. C’est une pièce qui joue sur le bois et les silences. « J’ai voulu reprendre cette œuvre de John Cage parce que le lien avec Ryoji Ikeda était intéressant et que j’aime mettre en relation des œuvres du répertoire avec des créations. Cette articulation entre passé et présent est une nécessité : Les Percussions de Strasbourg est un groupe mythique et il nous faut lire notre répertoire pour pouvoir créer de la musique nouvelle. »
Une histoire de transmission au cœur de la création d’une pièce et d’un corpus appelés à marquer leur époque, tant Ryoji Ikeda réussit ce tour de force fascinant : proposer une esthétique musicale parfaitement identifiable, d’habitude exprimée à travers les sons électroniques, avec des instruments purement acoustiques.