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Alexandre le flamboyant

Publié le 03 janvier 2023 — par Elsa Fottorino

— Alexandre Kantorow - © Sasha Gusov

Pianiste en vue de la nouvelle génération, Alexandre Kantorow figure cette saison parmi les invités d’honneur de l’Orchestre de Paris et de la Philharmonie.

Trois ans et demi après sa victoire éclatante au concours Tchaïkovski, Alexandre Kantorow, jeune homme de 25 ans, à l’allure romantique –regard doux et visage pâle–, n’a rien perdu de sa fraîcheur et de sa simplicité. Le succès et le tourbillon médiatique ne l’ont pas éloigné de ses fidèles ancrages (agent, maison de disque…) et il cultive ses projets avec un désir toujours intact. Il bouillonne d’idées, joue «pour le plaisir», se passionne pour tous les répertoires, tous les genres, symphonies, opéras… Ce n’est pas un hasard si son piano sonne comme un orchestre. En ce moment, il s’intéresse à la Sonate de Dukas, partition ambitieuse aux vastes dimensions.

Récemment installé dans le quartier de Belleville, il nous reçoit dans son nid cosy –«mon premier vrai appartement»–, par une pluvieuse journée d’automne. «J’ai la chance de ne pas être en heure de pointe avec tout le monde et de pouvoir vivre comme un touriste dans ma ville. Comme je voyage beaucoup, j’ai besoin d’avoir une petite bulle de confort où je peux rattraper tout ce que j’ai loupé pendant mes absences. Et j’ai plein d’amis dans le coin. Ça change des tournées où je me retrouve vingt-quatre heures dans une ville immense avec une feuille de route extrêmement précise et aucun repère.»

Lâcher prise

Il faut dire que depuis plusieurs années, Alexandre Kantorow fait partie des solistes les plus réclamés dans le monde. Une carrière qui impose de nouvelles règles de vie. Le concours, forcément, il y a un avant et un après. Peut-être une forme d’insouciance qui s’évanouit. «Je me suis soudain mis à envisager de façon plus stricte mon temps de sommeil, mon temps de travail, mon hygiène de vie, ma façon de me ménager pour être au top. Mais je n’ai pas l’impression que l’inspiration musicale ait toujours suivi.» Aujourd’hui, il a renoncé à cette idée de contrôle. «Je me fie davantage à mon instinct. C’est très important.»

Même si un travail colossal précède toute épiphanie, notre pianiste cultive ce moment imprévisible, cette intelligence de l’instant qui passe par les sens, par le corps, cette fragilité, creuset des émotions. «Sur scène, pour qu’il se passe quelque chose, j’ai l’impression qu’un inconfort émotionnel, psychologique est nécessaire…» Pour prendre la mesure de cette capacité d’abandon, doublée d’une maîtrise de l’instrument tout aussi hors norme, il faut se saisir de ses enregistrements des Sonates de Brahms (nos 2 et 3) et des deux premiers concertos pour piano de Saint-Saëns. Son jeu de fauve indomptable. Haletant. Palpitant. Souverain.

— Alexandre Kantorow - © Sasha Gusov

«J’ai passé une partie de l’année dernière à lire La Recherche de Proust. Dans le dernier volume, il dit justement que l’instinct est la chose la plus importante en art, la seule chose qui puisse nous guider et nous rendre unique.»  Aux côtés de l’Orchestre de Paris, on peut l’entendre cette saison dans deux programmes. D’abord, le Triple Concerto de Beethoven qu’il n’avait encore jamais joué et qu’il a interprété les 23 et 24 novembre derniers. L’occasion déjà de le découvrir aux côtés de la violoniste Liya Petrova et du violoncelliste Aurélien Pascal– deux joyeux acolytes avec qui il vient de monter un festival d’été de musique de chambre à Nîmes. («Ce truc de vraie bande qu’on a rarement au piano.»)

«Dans l’écriture de ce trio, il y a quelque chose de très intime. Si on enlevait la partie d’orchestre, le trio marcherait très bien, mais sans cette dimension tout à fait théâtrale et opératique. J’aime beaucoup cette balance.» À la baguette, le chef d’orchestre russe Stanislav Kochanovsky, avec qui il avait déjà interprété le Deuxième concerto de Prokofiev dans le contexte fébrile des réouvertures de salles de concert au sortir de la pandémie. «J’avais adoré. Ce qui était génial avec ce chef, c’est qu’il ne cherchait pas du tout les décibels dans cette œuvre qui peut devenir criarde. Mais un côté mystique, une atmosphère étrange, des sons au-delà de l’humain. Il était très attentif aux timbres. Nous avons eu beaucoup de chance pour le Triple car tout ce que faisait l’orchestre nous a énormément aidés.» 

— Alexandre Kantorow - Brahms, Valse op. 39 n° 15

Concerto fragile

Dès le 11 janvier, il retrouve l’Orchestre de Paris avec une œuvre chargée  de sens: le Deuxième concerto de Tchaïkovski, partition fétiche avec laquelle il a remporté le prestigieux concours moscovite. «N’ayant jamais interprété ce concerto à Paris, j’avais envie de le jouer à domicile. L’œuvre est symboliquement forte pour moi: celle du concours, peu défendue hors de Russie. J’aime beaucoup la fragilité de ce concerto. C’est comme si Tchaïkovski se laissait emporter par ses envies personnelles, avec une structure pas possible, des mouvements très longs, beaucoup de cadences pour piano…  Il y a un côté ballet où on étire les choses. Ça m’a toujours parlé. Au contraire du Premier concerto avec lequel j’avais eu beaucoup de mal en le travaillant au moment du concours. C’était comme si je l’avais déjà trop joué, en ouvrant pourtant pour la première fois la partition! Je pense que j’aimerais revenir dessus aujourd’hui.»

Ce qui l’a séduit dans le Deuxième? «Une liberté folle dans l’improvisation et dans l’imagination.» Une œuvre, en somme, à son image. 

Elsa Fottorino