La carrière de Sonny Rollins épouse les développements du jazz moderne depuis l’après-guerre. Géraldine Laurent conduit un hommage passionné en forme de jam-session avec quelques-uns des meilleurs solistes du moment.
Il y a quelques semaines, Sonny Rollins tenait au magazine britannique JazzWise les propos suivants : « J’ai eu des problèmes de santé et j’ai dû arrêter de jouer. Lorsque j’ai compris que je ne pourrais plus jouer de mon instrument, j’ai traversé une période très difficile. J’ai été sérieusement déçu de la vie… il m’a fallu du temps pour apprendre à vivre avec. Ce n’était pas aisé mais j’ai fini par l’accepter. Désormais, je vais célébrer le fait d’avoir pu mener une carrière et d’avoir fait de la musique toute ma vie. » Le saxophone de Sonny Rollins ne résonnera plus de sa sonorité puissante ni de ses phrases sans fin. L’homme n’arpentera plus la scène des festivals à grandes enjambées, ni les plateaux des salles philharmoniques où il a fait tant de fois retentir avec la même ferveur son éternel « St-Thomas » ou ce « A Nightingale Sang in Berkeley Square » dont il aimait tant interpréter la mélodie.
Celui qui titrait, voici trente ans, l’un de ses disques, Here’s to the People, a beau être réduit au silence, ce n’est pas une raison pour l’oublier. Célébrons Sonny Rollins ! Célébrons sa vie, célébrons son œuvre tant elles se confondent, et puisque le « Saxophone Colossus » est désormais trop fragile pour s’époumoner dans son bec, que d’autres le fassent à sa place et rappellent son importance. « Si j’avais pu donner un titre à ce concert, je l’aurais intitulé "We Love Sonny" », nous a confié celle qui a la charge de cette soirée dédiée à Sonny Rollins, la saxophoniste Géraldine Laurent. « Sonny Rollins vient de fêter ses 91 ans, nous avons la chance qu’il soit encore parmi nous. Je suis heureuse de pouvoir rendre hommage à quelqu’un qui a bouleversé tous les musiciens de jazz, ajoutait-elle, et qui est l’un des rares survivants d’une période décisive de l’histoire de cette musique. »
La carrière de Sonny Rollins épouse les développements du jazz moderne depuis l’après-guerre, et son parcours croise ceux de tous les musiciens qui ont écrit les pages les plus illustres de cette épopée. À moins de vingt ans, il fut un émule accompli de Charlie Parker, qui articulait les innovations du be-bop avec un timbre rauque et une sonorité puissante repris aux grands ténors des années swing, de Coleman Hawkins à Don Byas. Ami d’enfance de Jackie McLean et Kenny Drew, l’enfant de Harlem fit ses premiers disques avec Bud Powell en cheville avec Fats Navarro. Miles Davis le prit dans son groupe à plusieurs reprises, comme Thelonious Monk qui trouva dans le jeune ténor un esprit agile capable de naviguer dans les sinuosités harmoniques de ses compositions. Clifford Brown et Max Roach le choisirent pour leur quintet, groupe phare du début des années 1950 jusqu’à la disparition tragique du trompettiste. Alors que son aîné Dexter Gordon moisissait à l’ombre des prisons californiennes, Sonny Rollins (dont la carrière fut aussi émaillée d’incidents liés à la toxicomanie, la plaie du jazz de l’époque) s’imposait comme la nouvelle voix du ténor quand John Coltrane n’était encore qu’un saxophoniste inconnu de Philadelphie. Les deux hommes s’inspiraient et s’estimaient. Ils enregistrèrent en 1955 un titre qui scellait leur rivalité, le bien nommé « Tenor Madness », mais la guerre des sax n’eut pas lieu. « Trane » et « Newk » (surnommé ainsi à cause de sa ressemblance physique avec Don Newcombe, joueur de l’équipe de baseball des Brooklyn Dodgers) avaient mieux à faire qu’exacerber leur concurrence et trop de respect l’un pour l’autre pour s’abaisser à se crêper l’embouchure.
Sonny Rollins est l’homme du pont, celui de Williamsburg à New York où, à la charnière des années 1960, le saxophoniste prit l’habitude pendant plusieurs mois d’aller s’entraîner seul face à la skyline de Manhattan, travaillant inlassablement son souffle, son phrasé, son articulation, avec un acharnement titanesque. Il est l’homme qui a viré le piano de son quartet pour pouvoir déployer ses ailes, dans un trio débarrassé de tout superflu harmonique et de tout verbiage, trouvant son appui sur les lignes de la contrebasse et prenant son envol sur le balancement des cymbales. Sonny Rollins est l’homme des retraites et des disparitions, des silences et des renaissances. Un musicien habité par le doute et l’effort, pour qui la pratique de l’improvisation s’est accompagnée d’une quête spirituelle qui l’a mené au yoga et aux philosophies orientales, cherchant dans une forme de rigueur, d’ascèse morale et de gymnastique musicale, un éveil de la conscience et une transformation de soi. À longueur d’interviews, il s’est toujours attaché à exprimer une insatisfaction perpétuelle, se présentant comme un étudiant remettant sans fin sur le métier son ouvrage.
Et pourtant, à l’écouter, à le suivre dans ses longues échappées, larguant régulièrement les amarres de ses groupes pour faire cavalier seul, qui croirait que ce musicien ait tant douté de son talent ? « Musicalement, ce qu’il dit me parle. J’entends chez lui toute l’histoire du jazz, la place fondamentale de la danse, du swing. Son placement rythmique est incroyable ; harmoniquement, il est merveilleux, et comme improvisateur, c’est un maître de la construction des histoires, poursuit Géraldine Laurent. J’entends chez lui autant de gravité que de joie, un contraste qui est pour moi la marque des grands. » Bien que s’exprimant à l’alto, la saxophoniste revendique en Sonny Rollins, maître du ténor, un modèle, dont elle a étudié les solos, relevé les phrases et assimilé la syntaxe pour développer sa propre inspiration. Ce musicien qui l’accompagne depuis l’adolescence, elle le convoque encore parfois sur scène : « Lorsque je me sens en fragilité, en plein jeu, je rebondis en pensant à lui, j’essaie de me modéliser à partir de lui. Comment ferait-il dans la même situation ? Et cela me redonne des ailes. »
Pour célébrer le génie rollinsien, Géraldine Laurent a convié auprès d’elle une rythmique de première classe, composée du pianiste franco-américain Laurent de Wilde et de deux de ses fidèles acolytes, le contrebassiste Ira Coleman et le batteur Billy Drummond, ce dernier ayant fait partie du groupe de Sonny Rollins dans les années 1990. À ses côtés, deux autres saxophonistes importants du jazz en France donnent à ce concert un air de célébration
familiale : celle d’une famille d’instruments que Sonny Rollins a marquée de son empreinte. Au ténor, le choix de Géraldine Laurent s’est porté sur David El Malek, l’un des saxophonistes les plus valeureux tant sur le plan de la technique que de l’inspiration, compagnon de route des pianistes Baptiste Trotignon et Pierre de Bethmann, entre autres. Au baryton, elle a choisi Céline Bonacina, qui illustre comme elle, la féminisation du jazz, et se distingue par la richesse de son jeu rythmique nourri notamment de sa familiarité avec les traditions musicales de La Réunion. Tous trois interpréteront une série de thèmes et de standards du jazz étroitement associés à Sonny Rollins, de The Bridge, qui marqua la renaissance de l’artiste en 1961, à Don’t Stop the Carnival, composé en hommage à ses racines caraïbes, en passant par « Valse Hot », l’un des premiers trois temps du jazz, « Airegin », fameuse composition au titre palindrome, ou encore une mélodie de Jerome Kern dont le titre résonne avec une certaine mélancolie dans ce contexte, « The Last Time I Saw Paris ».
Nous ne vous verrons plus, Mr. Rollins, mais nous n’avons pas fini de vous écouter.