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Biennale de quatuors à cordes : Antonín Dvořák, carnets tchèques

Publié le 13 décembre 2021 — par Nicolas Derny

— Vue de Prague vers 1880 - © MEPL / Bridgeman Images

Conciliant tradition austro-allemande et identité nationale, exaltant la beauté de la nature, les quatorze quatuors de  Dvořák mêlent joies, peines et pensées les plus intimes.

— Antonín Dvořák, Quatuor n° 12 « Américain » – The Jerusalem Quartet

« Ce gars a plus de musique dans le petit doigt que tout ce que les têtes [de] mille autres pourraient péniblement concocter », s’extasie Brahms en juin 1881. Le prodige en question ? Antonín Dvořák, que sa première série de Danses slaves (1878) a rendu célèbre aux quatre coins de l’Europe. Sa notoriété passera bientôt les océans : nommé directeur du Conservatoire de New York (1892), où il compose une Symphonie « Du Nouveau Monde » aux prétendus accents amérindiens, le Bohémien conquiert ensuite les scènes lyriques grâce à Rusalka (1901), neuvième essai du genre.
Côté chambriste, quatorze quatuors écrits entre 1862 et 1895 émerveillent par leur veine mélodique spontanée, parfois voilée de mélancolie. L’inspiration en est apparemment simple comme Dvořák lui-même, homme du peuple contemplatif, introverti et réservé que ses origines modestes ne prédestinaient pas à une carrière artistique. Et même sur cette voie, l’altiste du Théâtre Provisoire de Prague se rêve d’abord en héritier de Liszt et de Wagner, néoromantiques aux antipodes de la « musique pure » prônée par Brahms. Mais si le Tchèque compose des opéras dès sa jeunesse et assouvit ses désirs de poème symphonique sur le tard, c’est à des formations restreintes qu’il livre ses joies, ses peines et ses pensées les plus intimes.
Le genre ? Classico-romantique, mis au point par Haydn, marqué par Beethoven et enrichi par l’auteur du Requiem allemand, pygmalion admiratif et conseiller bienveillant. Tels sont les vénérables modèles de Dvořák, qui dut lutter pour enfermer son inspiration débordante dans le cadre si cadenassé de la sonate. Victoire ! Il en devient un orfèvre à peu d’autre pareil, avec de nombreuses touches schubertiennes dans la délicate expression du vague à l’âme. Pour reprendre le flambeau de la tradition austro-allemande ? Pas si vite : dans un pays germanisé par Vienne, qui l’administre encore, l’art sert d’arme pour reconquérir une identité nationale seulement conservée dans les classes populaires, souvent loin des grandes villes. Moins radical que Smetana ou Janáček, le bon Antonín jette des ponts entre les mondes.

 

Parties de campagne

— Antonín Dvořák, Quatuor n° 10 (II - Dumka) – Prager Streichquartett

Après les Danses slaves op. 46, le trentenaire s’applique donc à couler l’idée qu’il se fait du folklore de son terroir dans la grande forme. Première pièce du genre, le Sextuor à cordes op. 48 (1878) impressionne encore Brahms : « J’ai toujours le sentiment que les gens n’admirent pas assez cette œuvre. » Il n’est dès lors plus rare de trouver un dumka à la place d’un mouvement lent de quatuor – le commanditaire du n° 10 en fait même une exigence. Si le compositeur met cette rêverie d’origine ukrainienne à sa sauce en estompant parfois les contrastes entre sections méditatives et débridées, il aime aussi remplacer le scherzo par un furiant, fanfaronnade rustique comme on en entendait déjà dans La Fiancée vendue de Smetana, ou faire ricocher ses finales à la manière d’une skočna (n° 11).

— Antonín Dvořák, Quatuor n° 13 – Bowdoin International Music Festival (2019)

Des grands espaces de l’Iowa (n° 12) à sa résidence de vacances en Bohême (n° 13), Dvořák ne se sent jamais plus heureux qu’au vert. Au diable les querelles musicologiques : qu’il faille – ou non – entendre une présence iroquoise dans l’« Américain » importe finalement moins que le chant d’oiseau perçu dans son Molto vivace. Colombophile passionné, le maître fait aussi écho à celui qui chante dans les arbres de sa résidence secondaire de Vysoká u Příbrami lorsqu’il travaille à l’Allegro moderato de l’Opus 106. Sur chaque continent, les mêmes inspirations : l’âme du peuple et la beauté de la nature. Vous avez dit romantique ?

 

 

Nicolas Derny

Musicologue et critique musical (Diapason), Nicolas Derny est spécialiste du (post)romantisme germanique et de la culture tchèque. Il a publié Erich Wolfgang Korngold. Itinéraire d’un enfant prodige (Editions Papillon, 2008), Vítězslava Kaprálová. Portrait musical et amoureux (Le Jardin d’Essai, 2015), et traduit Jenůfa de Gabriela Preissová (idem).