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BIENNALE DE QUATUORS à cordes : les quatuors « italiens » de Philippe Manoury

Publié le 08 décembre 2021 — par Jérémie Szpirglas

— Philippe Manoury - © Hartmut Naegele Gurzenich Orchester

Le 19 juin prochain, Philippe Manoury franchira le cap des 70 ans. L’occasion pour l’édition 2022 de la Biennale de quatuors à cordes de célébrer celui qui s’est hissé au rang des plus grands compositeurs français. Avec, à la clé, l’intégrale de ses quatre quatuors.

La relation de Philippe Manoury avec le quatuor à cordes commence par une rencontre ratée. En 1978, alors frais émoulu du Conservatoire de Paris, il s’y essaie une première fois. En guise de mémoire de fin d’études d’analyse, le jeune homme s’est en effet penché sur la Grande Fugue de Beethoven et, avec peut-être un brin d’inconscience, veut s’y mesurer. C’est un échec, et le compositeur supprimera plus tard ce premier quatuor de son catalogue. La figure beethovénienne, pour tutélaire qu’elle soit, peut dans le cas du quatuor s’avérer totalement inhibitrice.
32 ans séparent cette première tentative de la seconde. En 2010, donc, avec Stringendo, son Premier Quatuor officiel, créé par le Quatuor Arditti – qui le reprend d’ailleurs le 15 janvier. Dans ces années-là, Philippe Manoury développe une pensée compositionnelle bien plus polyphonique qu’auparavant, et l’envie se fait jour de se frotter à nouveau à ce « lieu de la polyphonie par excellence » qu’est le quatuor. Envie qui se double d’autres aspirations : « Écrire pour le quatuor, dit-il, c’est se concentrer moins sur le matériau sonore en soi que sur une relation intime à la musique. La palette des timbres d’un quatuor à cordes est somme toute assez limitée : la musique doit donc tenir sur d’autres critères que le son lui-même – sur le discours, l’expression ou l’écriture du temps. »

— Philippe Manoury - Stringendo, Quatuor Arditti

On s’étonnera peut-être de constater que le titre de ce premier quatuor est en italien, de même de ceux qui suivront – cela participe en réalité d’une volonté délibérée du compositeur français de « déterritorialiser » le quatuor, en coupant l’ombilic linguistique qui le lie à sa matrice germanophone. Le titre fait aussi un petit clin d’œil à l’anglais « string », qui signifie « corde » (« quatuor à cordes » se traduit ainsi par « string quartet »). Pour les musiciens, en revanche, stringendo est un terme assez couramment utilisé pour désigner un resserrement du tempo. Ce processus d’accélération sert dans la partition à opérer une « sélection naturelle » dans le fouillis thématique apparent qui ouvre la pièce. « Certains énoncés s’effaceront et d’autres finiront par s’imposer, écrit le compositeur, suivant un seul et unique critère : leur potentialité expressive interne, ou du moins celle que j’ai voulu leur donner. Deux éléments vont ainsi peu à peu dominer […], se compléter l’un l’autre pour former un tout dans une séquence délirante, jouée de plus en plus… stringendo. » Résultat : une œuvre époustouflante autant qu’hypnotisante.

Pour le pionnier de l’informatique musicale qu’est Philippe Manoury, réunir quatuor et électronique était nécessairement attendu et inéluctable : c’est ce qu’il fait dès son Deuxième Quatuor, intitulé Tensio, et créé par le Quatuor Diotima, qui l’interprète à nouveau le 17 janvier. Porté sur les fonts baptismaux de l’Ircam en 2010 et revu en 2012, Tensio pousse l’interaction entre les musiciens et la machine à des extrémités jusque-là inaccessibles. Le compositeur y a recours à la synthèse par modèle physique, à la synthèse interactive de sons inharmoniques, aux toupies sonores harmoniques et au suivi de tempo des instruments, faisant de l’électronique une « cinquième voix » du quatuor. « Tensio est probablement l’œuvre la plus expérimentale que j’ai composée à ce jour », écrit alors Philippe Manoury.

— Philippe Manoury - Tensio, Quatuor Diotima

Créé, tout comme Stringendo, par le Quatuor Arditti, et défendu par cette même formation le 18 janvier, le Troisième Quatuor de Philippe Manoury revient au seul quatuor (autrement dit, sans électronique), mais avec une ambition proprement astronomique. Créé en 2013, Melencolia fait en effet référence à une gravure d’Albrecht Dürer représentant la chute de la météorite d’Ensisheim en 1492, première météorite répertoriée en Occident. Une image qui inspire à Manoury un discours à la fois filant et éthéré, agité et suspendu – en un mot : énigmatique.

— Philippe Manoury - Melencolia, Quatuor Arditti

Après ce quatuor aux proportions monumentales (plus de 40 minutes), Philippe Manoury change son fusil d’épaule pour son Quatrième (et dernier, à date) Quatuor, à nouveau confié au Quatuor Arditti qui le rejoue le 18 janvier. Fragmenti est ainsi, de l’aveu même de Philippe Manoury, un « petit » quatuor. Une sobriété qui a naturellement conduit le compositeur vers la forme fragmentée qu’annonce le titre de l’œuvre : onze fragments enchaînés, tous à nouveau affublés de titres en italien. Le principe du fragment est pris au pied de la lettre : chacun d’eux expose et articule une idée ou un geste, mais sans développer, et sans aucune aspiration à la narration. Ce ne sont pas non plus des esquisses pour des œuvres futures, au contraire : on retrouve des éléments que l’on a pu entendre dans des pièces antérieures. Si certains éléments peuvent resurgir d’un mouvement à l’autre – une transition dans l’un peut devenir une introduction dans un autre –, ces structures musicales ne sont pas destinées à évoluer dans le temps, au sein d’un continuum ou d’une chronologie prédéterminée. Ces Fragmenti n’en semblent pas moins ouvrir de nouveaux imaginaires quartettistes pour Phillippe Manoury – en attendant, peut-être, un cinquième quatuor italien ?