Transfiguré – 12 vies de Schönberg est un spectacle d’un genre nouveau, où l’Orchestre de Paris se déploie du grand symphonique aux effectifs de chambre, tandis que la salle se transfigure elle-même pour entrer, par les jeux de l’espace, de la lumière, de la vidéo et des acteurs, en résonance avec les tableaux et les mots d’Arnold Schönberg. Un objet venu de nulle part? Au contraire, le retour aux sources pour un réalisateur – compositeur tombé dans le sérialisme quand il était petit.
«Je suis arrivé à Schönberg par Schumann. Le second m’a tout de suite passionné, quand j’ai commencé l’apprentissage du piano, vers quatre ans. Mais j’avais (déjà) de petites mains, contrairement à son épouse Clara, pour qui la plupart de ses partitions sont écrites, et je butais très vite sur mes limites. Alors, vers mes huit ou neuf ans, mon professeur a choisi quelques pièces courtes de Schönberg, en me disant qu’elles ne me plairaient peut-être pas, mais qu’au moins je pourrais les jouer! Il m’a porté chance; j'ai continué à le jouer, et quelques années plus tard je suis tombé sur Schönberg à l’option musique du bac Je lui dois même mon diplôme, car je n’étais pas très fort dans les autres matières. L’honnêteté m’oblige d’ailleurs à préciser que le grand musicologue et producteur radiophonique Dominique Jameux, spécialiste de la Seconde école de Vienne et ami de ma mère, m’avait aidé à préparer l’épreuve…
Durant toute mon enfance à Nice, j’ai baigné dans l’univers de la musique classique. Ma mère travaillait pour l'Opéra, puis comme administratrice de l'Ensemble baroque de Gilbert Bezzina. Au début de l’adolescence, je pressentais ne pas avoir le niveau pour faire carrière comme pianiste, surtout en écoutant mes idoles, Michelangeli, Pollini ou Gould. J’hésitais avec la direction d’orchestre, qui me semblait le plus beau métier du monde; faire naître la musique sans jouer soi-même d’un instrument, juste en entraînant une équipe avec ses mains! Mais les années passant, j'ai basculé vers la pop et le rock, comme musicien de studio. Conscient aussi que ce n’était sans doute pas pour moi le métier d’une vie, .j’ai saisi l'opportunité de bifurquer vers le cinéma. Tout en conservant ce rapport privilégié à la musique qui m’a permis de composer celle de mes films.
Mais l’envie de revenir à ces premières amours était dans l’air. Avec Olivier Mantei, nous avions un temps réfléchi pour l’Opéra Comique à Pelléas et Mélisande de Debussy. Quand Olivier a pris la direction de la Philharmonie de Paris, la mise en scène d’opéra a laissé place au rêve d’un spectacle transversal, qui donne à voir le lieu différemment et à entendre la musique de façon moins segmentée que les formes habituelles du concert Olivier m’a demandé de lui raconter mon parcours musical, et quand j'ai évoqué l'épisode Schönberg, il m’a dit tout simplement: «Eh bien voilà… Schönberg!».
Son œuvre sera ici abordée de façon chronologique, de façon à rendre perceptible cette invasion du chaos politique qui a bouleversé sa vie d’artiste et d’homme. Avec la cheffe Ariane Matiakh et le pianiste David Kadouch, nous allons privilégier les contrastes tout en suivant ce fil historique. Nous commencerons avec l’ensemble de chambre de La Nuit transfigurée, expression de l’intime à laquelle succédera tout naturellement le grand orchestre de Pelléas, qui pousse dans ses derniers retranchements le langage post-romantique. En écho au texte et au symbolisme de Maeterlinck, c’est aussi un moment où je souhaite particulièrement solliciter les acteurs et l’imagerie vidéo, en un véritable opéra muet.
Puis ce sera la rupture avec le monde atonal ouvert par les Pièces pour piano de l’Opus 11; le défi consistera alors à donner une évidence sensible à cette révolution intellectuelle, en associant les notes aux mots et aux peintures de Schönberg. J’imagine une sorte de balancier entre des temps où une dramaturgie concrète se réincarne grâce aux comédiens et à la vidéo (Friede auf Erden, certaines des Pièces pour orchestre de l’Opus 16, Erwartung) et des moments de distance et d’une relative abstraction (les Six pièces pour piano de l’Opus 19). De même, les convulsions du siècle font irruption avec l’expressionnisme berlinois, préfiguré à mon sens dès avant la guerre avec Pierrot Lunaire, auquel répond l’invention du dodécaphonisme et sa pure poésie mathématique, avec le Prélude de la Suite pour piano op. 25.
Dans ce format expérimental où les effectifs se télescopent, il faudra à la fois se montrer imaginatif et pragmatique, attentif aux réalités des musiciens, des techniciens, du lieu. J’aurais adoré proposer des extraits de Moïse et Aaron, mais quand Romeo Castellucci l’a monté pour l’Opéra de Paris, le chœur a dû se préparer plus d’un an à l’avance pour en maîtriser le langage! Nous n’aurons pas ce temps ici, et l’œuvre sera plutôt évoquée visuellement. J’ai trouvé l’articulation entre l’œuvre de Schönberg et les dévastations historiques, mais aussi intimes, qui accompagnent la montée du nazisme, grâce au livre de Charlotte Beradt Rêver sous le Troisième Reich. Journaliste et proche amie de Hannah Arendt, elle recueillit, avant de fuir l’Allemagne à la veille de la guerre, les rêves de ses compatriotes qui illustrent l’invasion de la terreur au plus profond des êtres, ainsi que la subtile dualité entre résistance psychologique et intériorisation des normes totalitaires. À l’énonciation de ces rêves par les comédiens, mais aussi par la projection des mots, répondent le Concerto pour piano de 1934 et le Kol Nidre de 1938. Jusqu’où faudra-t-il aller, en ces dernières minutes du spectacle, pour traduire visuellement la catastrophe qui s’accomplit, et la puissance spirituelle qui la surmonte? Plusieurs images me viennent en tête, mais je n’ai pas encore répondu. Rendez-vous début janvier!»