Sur le continent africain, les premiers contacts entre les explorateurs européens et la population locale passèrent par la musique. Ce furent des rencontres à échelle égale, d’humains à humains. Hélas, l’exploitation coloniale se mit en place rapidement et la musique devint l’un des instruments de la domination, mais aussi de la résistance. En partant de l’Afrique du Sud de la fin du XIXe siècle, Gregory Maqoma propose une métaphore chantée et dansée du déracinement éprouvé par des populations soumises aux lois, à la domination et au regard des colonisateurs. Pièce chantée, dansée et théâtrale, Broken Chord évoque The African Choir (aussi appelé The Native Choir), un ensemble vocal composé par des producteurs occidentaux en vue d’une tournée aux États-Unis et au Royaume-Uni qui eut lieu entre 1891 et 1893. Cette formation de chanteuses et chanteurs présenta en un seul programme des chants du peuple Xhosa et des chorals de Johann Sebastian Bach. Leur tournée rencontra un accueil enthousiaste dans la presse britannique et The African Choir fut même invité à donner une représentation spéciale pour la reine Victoria. Pourtant, l’entreprise se solda par un échec financier, ce qui entrava l’idée officielle selon laquelle l’ensemble vocal était parti pour lever des fonds pour une école technique s’adressant aux travailleurs des mines. Pire encore, la troupe fut abandonnée par les producteurs de la tournée et se trouva sans ressources dans un hôtel londonien, probablement victime d’exploitation financière. Le jeune âge des artistes –autour de la vingtaine– faisait d’eux une proie facile à escroquer.
Si de tels déboires relèvent de rapports de pouvoir coloniaux, ils cachent néanmoins une problématique de fond, touchant à l’identité culturelle et artistique des chanteurs. The African Choir présentait en effet une partie de son programme en s’habillant à l’occidentale et une autre partie en tenues traditionnelles xhosa, alors que ses membres étaient issus d’une classe moyenne ayant reçu une éducation coloniale chrétienne. Comme le disent aujourd’hui les directeurs artistiques de Broken Chord, ces artistes vocaux représentaient l’élite de leur pays. Leur quotidien était aux antipodes de la vision folkloriste de l’Afrique qui prévalait alors en Occident (mais cela a-t-il tant changé?), même si une partie de la troupe était originaire de la région du peuple Xhosa, aujourd’hui appelée Eastern Cape. Le fait de se produire au Royaume-Uni en tant que chorale chrétienne venant du continent africain fit se poser à ses membres la brûlante question de leur identité. À quelle(s) culture(s) appartenaient-ils? Pour qui venaient-ils chanter et danser? À quel regard s’exposaient-ils? Fallait-il confirmer une image fantasmée de l’Afrique pour gagner plus d’argent? À travers leurs corps et leurs costumes, l’image du continent et de sa civilisation devint un enjeu de fond.
Certains membres de la troupe avaient été recrutés dans la ville de Kimberley, située au centre de l’actuelle Afrique du Sud et donc loin des terres xhosa. Avec le recul de plus d’un siècle, cette commune fondée en 1873 ressemble à une incarnation de l’histoire coloniale. Elle porte le nom de John Wodehouse, premier duc de Kimberley exerçant les fonctions de secrétaire britannique aux colonies et doit son existence à une ruée sur les diamants, à la suite de la découverte de quelques exemplaires sur les collines locales. Mineurs et aventuriers y creusèrent d’énormes mines dont les cratères, symboles béants de l’exploitation du continent, sont aujourd’hui des attractions touristiques. Grâce aux richesses extraites du sol par une industrie minière naissante, Kimberley devint la première ville électrifiée d’Afrique et hébergea la première bourse du pays, expression suprême de l’emprise économique coloniale.
L’une des chanteuses de The African Choir, Charlotte Makgomo Maxeke, née Manye fut recrutée à Kimberley. Elle avait reçu une éducation dispensée par des missionnaires et quand la chorale fit escale à New York, elle décida de mettre un terme à sa carrière de chanteuse pour suivre des études scientifiques à Cleveland, dans l’Ohio. Elle devint la première femme issue du continent africain à obtenir un diplôme universitaire. Après son retour en Afrique du Sud, elle s’engagea en faveur des droits civiques de la population africaine, en particulier aux côtés des femmes. Cette militante pionnière est aujourd’hui considérée comme la «mère de la liberté des Noirs» en Afrique du Sud.
En partant de l’histoire de cet ensemble vocal, de sa traversée de l’océan en bateau et de sa tournée au Royaume-Uni, Gregory Maqoma et Thuthuka Sibisi interrogent le regard occidental sur l’autre qui définit le monde à partir de sa propre identité. Le spectacle rapporte les chocs et frayeurs des chanteurs lors de la rencontre avec l’Europe, opérant un retournement spectaculaire de l’autocentrisme occidental. Si le chorégraphe qu’est Gregory Maqoma s’inspire de ce qu’a pu être le spectacle dansé et chanté de The African Choir en son époque, il aime surtout à positionner Broken Chord au-dessus de la dichotomie entre les hémisphères culturelles pour faire naître un dialogue nouveau. Il fait se rencontrer sur le plateau des univers vocaux et gestuels créés par des artistes d’aujourd’hui et des citoyens locaux, représentants du regard occidental. Mais Broken Chord inclut aussi une création musicale originale et un travail chorégraphique qui reflète la position de Maqoma en tant que chorégraphe contemporain. Son inspiration vient de son Afrique du Sud natale, mais aussi de son parcours dans la danse européenne à partir de son passage par l’école bruxelloise P.A.R.T.S., fondée par Anne Teresa de Keersmaeker. Aussi le chant ne s’y limite pas à transmettre des sentiments de perdition et d’espérance, mais devient un vecteur de témoignages, d’explorations et de mémoire, pour que la corde rompue –qu’elle soit affective, vocale ou musicale– puisse à nouveau relier l’Afrique et l’Occident, comme lors des toutes premières rencontres.