Ceux qui se souviennent du formidable spectacle Memory de Vincent Delerm, il y a dix ans, ont également en mémoire ce finale où le chanteur, le visage maquillé de blanc, rendait hommage à Buster Keaton. Thierry Frémaux, le directeur du Festival Lumière de Lyon, s’en est souvenu lorsqu’il a invité Delerm pour un ciné-concert autour du film Le Caméraman en ouverture de l’édition 2021, dont cette double représentation dominicale à la Philharmonie de Paris constitue l’exacte réplique– avec la marge de micro-changements qu’apporte le jeu en direct.
C’est à la fois une occasion unique de voir un musicien notoirement inspiré et créatif faire un pas de côté, accouplée à celle de redécouvrir un petit monument du septième art. Sorti sur les écrans new-yorkais en septembre 1928 –deux ans après le chef-d’œuvre Le Mécano de la Générale–, The Cameraman (connu en France un temps sous le titre L’Opérateur) fut longtemps considéré comme perdu avant son exhumation miraculeuse quarante ans plus tard. Il s’agit du dernier des grands films de Keaton, son chant du cygne au moment de l’avènement du cinéma parlant avec lequel ce génie du burlesque corporel aura le plus grand mal à dialoguer.
Flanqué d’un coréalisateur, Edward Sedgwick, imposé par la Metro-Goldwyn-Mayer (compagnie qui figure au passage en clé de voute du scénario), Keaton sera toutefois parvenu à faire de ce film à miroirs une œuvre intensément personnelle, une désopilante comédie, un film d’action, une romance attrape-cœur et une allégorie douce-amère de son rapport à l’industrie du cinéma. Il y incarne Luke Shannon, un photographe sans galons qui tente de devenir caméraman à la faveur d’un coup de foudre pour une employée de la MGM, Sally Richards (Marceline Day), dont il essaie de s’attirer les grâces.
Véritable festival d’inventions visuelles, où Keaton expérimente tout ce que la technique est alors en mesure d’apporter en matière de cadres, de découpage, de travellings astucieux, de changements d’angles et de rythmes narratifs, Le Caméraman dévoile aussi sur écran des événements peu montrés à l’époque, comme le carnaval de Chinatown et la guerre des gangs s’y déroulant, ajoutant une dimension documentaire au film. Mais, comme le remarquait Delerm à l’époque de Memory, l’œuvre de Keaton aura bénéficié d’une résonance moindre auprès des générations futures que celle de son plus grand rival de l’époque, Charlie Chaplin, et chaque occasion de redécouvrir ses films constitue une aubaine pour en admirer la modernité et la force poétique.
Depuis ses débuts, il y a vingt ans, dans les cafés-concerts de la région rouennaise, non seulement Delerm cultive une gestuelle en phase avec celle de ce modèle au corps élastique et au visage impassible, mais il a aussi très tôt adopté derrière son piano le ragtime comme vocabulaire simple et enjoué. On en trouvait ainsi l’écho dans les chansons vite devenues populaires de son premier album comme «Fanny Ardant et moi», «Tes Parents» ou «Le monologue shakespearien». Un style faussement désuet qu’il a étudié tant à la source, chez Scott Joplin, qu’à travers ceux, comme Claude Bolling, qui en ont maintenu la flamme, ou encore Mike Barson, claviers de Madness, qui l’a réintroduit dans la pop des années 80, voire par la musique de L’Arnaque qui le remit au goût du jour au cinéma. Si Delerm a su par la suite élargir son spectre musical loin de ce bastringue rudimentaire, le ragtime a toujours tenu sa place lors de ses concerts, lors de séquences dont le burlesque renvoyait d’ailleurs souvent au cinéma muet. Sa gestuelle «keatonnienne» n’échappera pas non plus aux spectateurs cinéphiles, et personne mieux que lui ne pouvait ainsi donner une nouvelle enveloppe sonore à ce petit bijou nonagénaire.
C’est donc en direct, à côté de l’écran et les yeux rivés vers lui pour suivre en musique son rythme au plus près, que Delerm accompagne le film avec son piano droit, à l’image des musiciens de l’époque du muet. Il a composé pour l’occasion une demi-douzaine de thèmes inédits, inspirés tant par la poésie et la frénésie du film comme par sa mélancolie et aussi par les canons traditionnels du «novelty piano», ajoutant sa part de lyrisme et infiltrant par endroits de brèves et discrètes allusions à son répertoire de chansons. Un double hommage, donc, à l’extravagance inventive et géniale de Buster Keaton, et au talent de Vincent Delerm lorsqu’il s’agit de sublimer le patrimoine d’un regard tendre et admiratif.