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Cortèges : une aventure queer

Publié le 04 juin 2023 — par Laurent Vilarem

— Cortèges - François Chaignaud & Sasha J. Blondeau

Cortèges, les 8 et 9 juin à la Philharmonie de Paris.

Sasha J. Blondeau, musique
Foule / cortèges
« Hélène Giannecchini a proposé une première version de son texte toute l’élaboration de la pièce s’est faite autour du texte et des improvisations qui se sont faites en résidence et du travail avec François. Et donc le rapport à la foule : Déjà, on a cette masse orchestrale de l’Orchestre de qui est, quand même, une foule assez importante. Et donc c’est aussi de avec ce dispositif de cette grande salle de qui va accueillir du coup François qui sera seul à parler, à danser et à chanter entouré de tous ces musiciens. Donc il y a forcément une approche dans l’écriture sur comment en fait l’orchestre allait arriver, se présenter, comment la voix  allait advenir et de la même façon pour la danse. » 

François Chaignaud, chorégraphie, danse, chant
« C’est vrai qu’on ne parle pas beaucoup de foule entre nous et on parle beaucoup de cette idée, cette forme du cortège  qui, j’ai l’impression, n’a pas cette connotation qui peut être négative, surtout dans l’actualité en ce moment, du mot “foule”. Et aussi le cortège implique une sorte de motivation.  C’est à dire, ça peut être un cortège revendicatif, mais ça peut être un cortège funéraire  ou un cortège macabre. Ça peut être un cortège syndical, ça peut être...  Il y a toujours quelque chose de plus identifié. Je crois que ça correspond bien à la manière dont, en fait, on aborde cette question, c’est-à-dire qu’on ne l’aborde pas tant de manière théorique, mais en fait, concrètement, avec les 97 ou 99 musiciennes, musiciens  de l’orchestre, le chef, le public. En fait c’est essayer de voir comment, dans cet espace de la Philharmonie, avec cet orchestre, avec cet effectif, comment avec cette acoustique, mais aussi cette topographie des lieux, comment on peut se connecter à des sensations, à des flux, à des vitesses, à des rapprochements, à des éloignements, mais dans les coordonnées concrètes de la Philharmonie. On n’essaye pas de créer une fiction, de raconter je ne sais pas quel grand soulèvement. C’est plutôt dans l’espace de la Philharmonie,  créer une expérience d’écoute totalement inédite, où on peut se laisser traverser par ce qui peut être des flux ou des affects qu’on peut rencontrer dans des cortèges identitaires ou politiques. En fait, j’aimerais vraiment insister sur l’idée que c’est vraiment une expérience d’écoute très inhabituelle. Les effectifs des musiciens ne sont pas tous au centre comme c’est d’habitude, ils sont dispersés parmi le public. Il y a la partie électro acoustique qui a la capacité de créer des sensations de déplacement très inhabituelles.  Et le fait qu’il y ait cette partition textuelle, vocale, chorégraphique, pour moi, c’est une manière d’intensifier l’expérience d’écoute. Et ça, en tant que tel, on peut dire qu’il y a quelque chose de politique parce qu’il y a quelque chose qui se décentre. Il y a quelque chose où on fait dans l’espace de la Philharmonie l’expérience d’autre chose que juste une pure expérience esthétique. Mais néanmoins, je trouve que, pour moi, c’est là  la force et l’excitation de ce projet. C’est créer une situation d’écoute très inédite et qui est effectivement aussi saturée de mots peu à peu gagnée par les gestes. Mais ça, selon moi, ces autres dimensions, elles sont permises parce que d’emblée, on accepte qu’en fait, on est à la Philharmonie pour écouter et qu’en écoutant et bien peut-être qu’on peut se laisser traverser par des sensations qui nous font voir ou qui nous font ressentir un autre monde ou un autre type d’être au monde. »

Sasha J. Blondeau
Le processus de création
« Parallèlement à des résidences diverses qu’on a faites, et notamment une à San Francisco où on est allé voir les archives de la GLBT Society.  En fait, Hélène est une écrivaine qui travaille énormément avec des images et donc on a pris beaucoup de photos, de photos d’archives là-bas en fait, ça, ça a couru tout au long de notre travail. En fait, on s’est référé à ces images. Ça a complètement irrigué tout le travail de création.  Le public aura un peu accès à ces images puisqu’il y en aura quelques-unes dans le livret qui va être donné avec le programme, dans le texte dans son intégralité. Et donc ça fait partie des luttes qui font partie de nos vies, mais qui pourraient être aussi... Parce qu’on  parle du cortège.  Et comme disait François, les cortèges ont diverses formes. Ça va du cortège funéraire au carnaval ou au cortège politique. Il se trouve que les luttes LGBT ont eu parfois des formes de cortèges un peu particulières, un peu singulières, avec des rapports parfois à la fête ou pas du tout. Mais en tout cas, c’était aussi pour travailler cette diversité et ces diverses formes de rapport au cortège, à la lutte, tout ça. Sans pour autant être forclos dans ces imaginaires-là, en fait, c’est sans cesse ce qu’on redit, c’est que à la fois le texte et la musique se sont faites à partir de ça. Mais je crois que néanmoins, le texte est suffisamment ouvert pour que l’on puisse s’y retrouver, quel que soit l’endroit où on se trouve d’une certaine manière. »

François Chaignaud, 
« Je ne sais pas s’il y a un message. En tout cas, c’est vrai que dès que notre constellation à tous/toutes les trois s’est organisée, autour de Sasha d’abord, puis nous trois, c’est vrai que c’était aussi assez présent dans nos discussions que quelque chose d’amical et d’intime nous réunissait et qu’on se retrouvait propulsé dans la Philharmonie qui est un énorme bâtiment qui est aussi une grande institution, l’Orchestre de Paris, et cetera. Et en fait, on essayait aussi de... Peut-être de manière secrète, de sentir  que chaque choix qu’on faisait, chaque écriture, chaque geste s’appuyait toujours sur ce petit trésor qui, en un sens, relève de notre vie privée, notre intimité. Mais c’est avec cet état d’esprit en fait, qu’on construit cette expérience d’écoute, qu’en fait on veut utiliser... Oui, en un sens, on “utilise” la Philharmonie pour propulser ce qui fait le terreau de nos amitiés et de nos vies, qui les rendent possibles. Et comment on peut utiliser cette énergie que, parfois, on a du mal à nommer qui parfois est contrariée : utiliser cette énergie précieuse pour la propulser, pas pour en faire un message, mais pour nous gorger de désir, de vitalité, de validité, de légitimité, de confiance, pour aborder, affronter cet espace énorme et se dire qu’en fait, on ne va pas raconter nos vies dans cette pièce, mais qu’en tout cas, et bien on peut se dire que la Philharmonie, c’est aussi un endroit dans lequel on peut projeter ses affects, ses flux, ses réalités qui nous traversent. »

Sasha J. Blondeau 
Un spectacle pluridisciplinaire
« L’idée, ça a été encore une fois de profiter de cette salle qui est très grande et de cet orchestre magnifique qui, en fait, nous offrait la possibilité de travailler avec beaucoup de contrastes. Parce que du fait qu’on a placé les musiciens dans la salle en partie fait qu’on n’a pas cette position classique de l’orchestre qui a été faite pour des raisons acoustiques et d’histoire de la musique. Là, le fait d’avoir une partie électronique fait qu’on peut déplacer cet orchestre et le faire bouger, voyager dans l’espace mais aussi dans le timbre.  On peut travailler tout un tas de choses en essayant de faire du travail d’orchestration avec la partie électronique et avec le chant. Et je pense que là, ce qui a été particulier je pense, dans cette pièce, c’est d’avoir une pièce qui qui fusionne en fait vraiment un orchestre avec une partie électronique, mais aussi avec du texte qui n’est pas, je pense... On n’est pas dans ce modèle de pièces, par exemple avec récitants,  avec un récitant qui serait devant et un orchestre derrière. Je crois que là tout est très intriqués, fusionnés, en fait, avec de la voix parlée qui va chanter puis tout à coup un corps qui danse et avec tout cet orchestre qui l’entoure qui est dans toute la salle et qui est dans tout le public. Je pense qu’il y a cet aspect un peu immersif avec évidemment la partie électronique et je pense que c’est ce qui fait quand même la singularité de cette pièce : c’est à la fois nos trois disciplines qui ont accepté de trouver une forme un peu hybride qui les lie un peu toutes. »

Partant d’une commande au compositeur Sasha J. Blondeau, sur un texte signé Hélène Giannecchini, le chorégraphe et danseur François Chaignaud se produira au milieu des spectateurs et des musiciens de l’Orchestre de Paris. Un spectacle qui interroge le rapport de l’individu au groupe et les identités de genre.

L’Orchestre de Paris crée, au printemps prochain, une vaste œuvre qui réunit vos trois disciplines: la danse, la musique, la littérature. Comment sont nés ces Cortèges?

Sasha J. Blondeau: L’Orchestre de Paris me proposait d’écrire une pièce pour orchestre et électronique pour la Grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie. J’avais rencontré François Chaignaud au Festival ICE en Bretagne l’été précédent, et sa performance m’avait marqué. J’ai donc voulu l’intégrer au projet, et nous avons rapidement imaginé une œuvre où il danserait et chanterait. La voix suppose souvent un texte. J’ai tout de suite pensé à Hélène Giannecchini, que j’avais rencontrée pendant notre année de résidence à la Villa Médicis.

François Chaignaud: Sasha m’a découvert dans le répertoire d’Hildegarde de Bingen, que j’interprétais avec Marie-Pierre Brébant, non comme un spécialiste de musique ancienne, mais à ma manière, par imprégnation, une pratique très entêtée et endurante. Le désir de faire équipe avec Sasha et Hélène, des adelphes de ma génération, m’a sans doute motivé plus encore que ma connaissance de la musique contemporaine et de la place qu’y occupe Sasha.

Hélène Giannecchini: J’ai depuis longtemps le désir de faire exister le texte hors du livre. La proposition de Sasha et la rencontre avec François ont été décisives, elles m’ont permis de me déplacer, de chercher une nouvelle manière d’écrire. L’histoire de ces Cortèges est aussi une histoire d’amitié.

Justement François, avant ce projet, quel était votre rapport à la musique contemporaine?

F.C.: Dans mon dernier spectacle Tumulus avec Geoffroy Jourdain (directeur artistique des Cris de Paris) nous avons passé beaucoup de temps à reconstruire une pièce de 1971 de Claude Vivier, Musik für das Ende. Une plongée passionnante dans cette pensée musicale, qui a déjà quelques décennies, mais appartient encore à notre modernité. Par ailleurs, sans identifier tant de compositeurs et compositrices en activité aujourd’hui, je suis régulièrement bouleversé par des œuvres nouvelles. Dans mon travail de cabarettiste, j’explore aussi beaucoup les répertoires contemporains de rap français– que je connais peut-être mieux.

Cortèges est une œuvre collective, quelle est votre méthode de travail?

S.J.B.: Il y a eu beaucoup de phases de travail différentes et, à ce jour, alors que j’arrive bientôt à la fin du manuscrit, il y en aura encore bien d’autres. C’est un processus de mise en commun de nos pratiques, chacune très différente des autres dans le rapport au temps. Hélène et moi sommes habituées au travail solitaire, François monte ses spectacles au plateau, souvent entouré de plusieurs personnes. J’ai beaucoup appris de lui et de sa manière de travailler. Nous avons tenté un nouveau rapport à la partition, afin de réaliser un ensemble d’exercices qui imprègne ses improvisations dans le sens de ma vocalité. Ce travail d’ajustement et de mouvement perpétuel ne s’arrête donc pas à l’écriture, mais va continuer jusqu’aux derniers jours précédant la représentation.

F.C.: Pour nous, la chose la plus folle et la plus invraisemblable est de s’adapter à la chronologie de ce type de production, qui suppose que Sasha ait déjà fixé les partitions de tous les instrumentistes quasiment un an avant les premières répétitions avec l’orchestre. C’était un vrai sujet d’inquiétude pour moi de penser que le texte –et notamment mes parties–, soit trop corseté avant la phase principale de répétitions qui aura lieu au printemps 2023. Mais, à part quelques moments vocaux qui seront absolument écrits au sens traditionnel du terme, Sasha a trouvé une manière de composer par phases qui permet d’avoir à la fois un très grand niveau de détail pour les instrumentistes, et qui nous laisse la possibilité de continuer ce travail expérimental pour la partie vocale et physique. C’est donc une méthode hybride.

H.G.: Sasha m’a d’abord demandé d’imaginer une situation et de l’écrire. C’est à partir de cette première phase que le travail a commencé. Depuis, le texte ne cesse d’être modifié pour s’adapter à la partition de Sasha et à la voix de François. C’est ce travail de va-et-vient qui est passionnant, il permet au texte d’être vivant.

— Hélène Giannecchini, Sasha J. Blondeau & François Chaignaud - © Audoin Desforges

Hélène, votre texte qui sera chanté par François procède de votre travail sur les cultures queer américaines. Mais d’où vient-il?

H.G.: C’est un monologue qui raconte la rencontre et la confrontation d’une personne avec une foule. Cortèges interroge notre rapport au collectif, sa complexité et la force que l’on y puise. Le texte a été écrit à partir de recherches menées sur les Fonds d’archives de la SF Library et de la GLBT Historical Society de San Francisco, portant sur les luttes pour les droits des personnes transpédégouines dans la seconde partie du XXe siècle. Ce qui fait la matière de cette pièce –les mouvements de lutte pour le droit à une vie digne et pour la fin des violences et des discriminations– nous semble tout à fait crucial. En ce sens, il ne s’agit pas d’un «sujet» qui nous serait extérieur, mais bien de la mise en partage de ce qui fait nos vies et de l’histoire de nos communautés.

Sasha, qu’apporte la voix de François qu’une voix spécialisée dans la musique contemporaine n’apporterait pas? Et François, comment allez-vous faire évoluer votre voix en fonction des demandes de Sasha?

S.J.B.: Le premier point qui caractérise la voix de François est qu’il s’agit de la voix d’un corps qui danse. Je suis fasciné par l’immense expressivité dont il peut faire preuve. François chante habituellement un répertoire plutôt baroque, mais sa pratique de danse l’a amené sur des terrains esthétiques extrêmement variés. C’est aussi une voix qui s’est formée toute seule, parallèlement au travail corporel rigoureux qu’est celui du danseur. François n’a peur de rien, et je peux lui demander des choses que je ne pourrais peut-être pas demander à un chanteur lyrique classique.

F.C.: Chaque spectacle de danse est l’occasion de se rappeler que le corps peut être vécu comme un lieu d’invention permanente. Dans ce projet, Sasha a mis en place des cahiers d’exercices qui me permettent d’inventer de nouvelles facultés–notamment perceptives. Pour moi, qui n’ai pas suivi de formation musicale académique, développer la perception des différents intervalles ressemble à l’invention d’un muscle ou d’une nouvelle coordination. C’est très émouvant! Comme si je me mettais à percevoir ce qui m’était jusque-là invisible. L’autre élément est la relation au timbre: il y a tout un vocabulaire qui décrit les types de timbres, de placements de voix, et la manière de les garantir de façon technique qui est un vrai terrain nouveau à explorer pour moi.

François, vous vous confrontez à 2400 personnes dans la salle, un grand orchestre et de l’électronique. Envisagez-vous que la danse puisse investir la salle tout entière, au-delà même de la scène?

F.C.: La commande initiale étant adressée à Sasha, une option intéressante serait de ne pas m’annoncer d’emblée comme danseur, mais de réfléchir au moyen de camoufler mon corps et le glisser dans cette multitude d’instrumentistes. Nous n’avons pas encore tranché, mais je pressens que l’apparition de la danse aura une fonction dramaturgique– comme la conquête d’une dimension plus sensible, viscérale, contagieuse. Le rapport au public est central dans le texte d’Hélène qui module le passage du je» au «tu» au «vous» jusqu’à un «nous» final, consolateur et puissant. Cela placera les types d’adresses au cœur de la performance, et l’utilisation d’un micro rend possible un échange intime presque en tête-à-tête autant qu’une harangue à la foule.

Sasha, quelle sera la place de l’électronique dans Cortèges?

S.J.B.: Le rôle de l’électronique est pour moi aussi important que celui de l’orchestre. Étant donné qu’une partie des musiciens sont disposés dans la salle, tous contribuent à la spatialisation, voire à la mise en scène sonore. L’électronique a évidemment un rôle de liant entre les forces en présence, qu’il s’agisse de François, des instrumentistes comme de la salle en elle-même. C’est aussi un moyen d’intégrer davantage le public, pratiquement projeté au milieu de la scène.

François, danser dans la Grande salle de la Philharmonie soulève-t-il des enjeux spécifiques?

F.C.: La pièce est entièrement conçue pour la Philharmonie. Non seulement pour son acoustique, mais également comme lieu de représentation et manière qu’a la société de se représenter par la musique. Il sera intéressant de voir comment le texte d’Hélène et notre travail à Sasha et moi pourront s’immiscer dans les interstices de cette énorme bête qu’est le bâtiment, comment on pourra s’approprier sa symbolique, pourquoi pas retourner sa puissance vers d’autres endroits. À tous points de vue, c’est un projet pour la Philharmonie, pour son échelle, sa démesure et son faisceau de contraintes.

À quelques mois de la première, quelles sont vos envies et vos appréhensions?

S.J.B.: Je crois qu’on souhaite toujours emporter le public, qu’il ait la sensation que quelque chose s’est produit pendant la durée de la pièce. Nous avons le sentiment de risquer beaucoup, et c’est une chance de pouvoir porter des projets qui nous engagent autant.

F.C.: Quand je crée un spectacle de danse, je travaille durant de nombreuses semaines avec toutes les personnes impliquées: musiciens, danseurs, techniciens, afin de faire advenir un processus commun. Là, le contexte institutionnel de la commande permet très peu de temps de répétition avec l’Orchestre de Paris. C’est une gageure nouvelle pour moi. Sans la présence physique des musiciens en répétition, il s’agira de les fantasmer. Imaginer l’énergie qu’ils déploient, leurs gestes, leur masse, leur présence, leurs détails… pour construire les fondations de la relation qui se concrétisera pendant les répétitions communes lors de la semaine de la création. Je vois cette méthode avec ces temporalités multiples comme une sorte d’expérience chimique!