L’Orchestre de Paris crée, au printemps prochain, une vaste œuvre qui réunit vos trois disciplines : la danse, la musique, la littérature. Comment sont nés ces Cortèges ?
Sasha J. Blondeau : L’Orchestre de Paris me proposait d’écrire une pièce pour orchestre et électronique pour la Grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie. J’avais rencontré François Chaignaud au Festival ICE en Bretagne l’été précédent, et sa performance m’avait marqué. J’ai donc voulu l’intégrer au projet, et nous avons rapidement imaginé une œuvre où il danserait et chanterait. La voix suppose souvent un texte. J’ai tout de suite pensé à Hélène Giannecchini, que j’avais rencontrée pendant notre année de résidence à la Villa Médicis.
François Chaignaud : Sasha m’a découvert dans le répertoire d’Hildegarde de Bingen, que j’interprétais avec Marie-Pierre Brébant, non comme un spécialiste de musique ancienne, mais à ma manière, par imprégnation, une pratique très entêtée et endurante. Le désir de faire équipe avec Sasha et Hélène, des adelphes de ma génération, m’a sans doute motivé plus encore que ma connaissance de la musique contemporaine et de la place qu’y occupe Sasha.
Hélène Giannecchini : J’ai depuis longtemps le désir de faire exister le texte hors du livre. La proposition de Sasha et la rencontre avec François ont été décisives, elles m’ont permis de me déplacer, de chercher une nouvelle manière d’écrire. L’histoire de ces Cortèges est aussi une histoire d’amitié.
Justement François, avant ce projet, quel était votre rapport à la musique contemporaine ?
F.C. : Dans mon dernier spectacle Tumulus avec Geoffroy Jourdain (directeur artistique des Cris de Paris) nous avons passé beaucoup de temps à reconstruire une pièce de 1971 de Claude Vivier, Musik für das Ende. Une plongée passionnante dans cette pensée musicale, qui a déjà quelques décennies, mais appartient encore à notre modernité. Par ailleurs, sans identifier tant de compositeurs et compositrices en activité aujourd’hui, je suis régulièrement bouleversé par des œuvres nouvelles. Dans mon travail de cabarettiste, j’explore aussi beaucoup les répertoires contemporains de rap français – que je connais peut-être mieux.
Cortèges est une œuvre collective, quelle est votre méthode de travail ?
S.J.B. : Il y a eu beaucoup de phases de travail différentes et, à ce jour, alors que j’arrive bientôt à la fin du manuscrit, il y en aura encore bien d’autres. C’est un processus de mise en commun de nos pratiques, chacune très différente des autres dans le rapport au temps. Hélène et moi sommes habituées au travail solitaire, François monte ses spectacles au plateau, souvent entouré de plusieurs personnes. J’ai beaucoup appris de lui et de sa manière de travailler. Nous avons tenté un nouveau rapport à la partition, afin de réaliser un ensemble d’exercices qui imprègne ses improvisations dans le sens de ma vocalité. Ce travail d’ajustement et de mouvement perpétuel ne s’arrête donc pas à l’écriture, mais va continuer jusqu’aux derniers jours précédant la représentation.
F.C. : Pour nous, la chose la plus folle et la plus invraisemblable est de s’adapter à la chronologie de ce type de production, qui suppose que Sasha ait déjà fixé les partitions de tous les instrumentistes quasiment un an avant les premières répétitions avec l’orchestre. C’était un vrai sujet d’inquiétude pour moi de penser que le texte – et notamment mes parties –, soit trop corseté avant la phase principale de répétitions qui aura lieu au printemps 2023. Mais, à part quelques moments vocaux qui seront absolument écrits au sens traditionnel du terme, Sasha a trouvé une manière de composer par phases qui permet d’avoir à la fois un très grand niveau de détail pour les instrumentistes, et qui nous laisse la possibilité de continuer ce travail expérimental pour la partie vocale et physique. C’est donc une méthode hybride.
H.G. : Sasha m’a d’abord demandé d’imaginer une situation et de l’écrire. C’est à partir de cette première phase que le travail a commencé. Depuis, le texte ne cesse d’être modifié pour s’adapter à la partition de Sasha et à la voix de François. C’est ce travail de va-et-vient qui est passionnant, il permet au texte d’être vivant.
Hélène, votre texte qui sera chanté par François procède de votre travail sur les cultures queer américaines. Mais d’où vient-il ?
H.G. : C’est un monologue qui raconte la rencontre et la confrontation d’une personne avec une foule. Cortèges interroge notre rapport au collectif, sa complexité et la force que l’on y puise. Le texte a été écrit à partir de recherches menées sur les Fonds d’archives de la SF Library et de la GLBT Historical Society de San Francisco, portant sur les luttes pour les droits des personnes transpédégouines dans la seconde partie du XXe siècle. Ce qui fait la matière de cette pièce – les mouvements de lutte pour le droit à une vie digne et pour la fin des violences et des discriminations – nous semble tout à fait crucial. En ce sens, il ne s’agit pas d’un « sujet » qui nous serait extérieur, mais bien de la mise en partage de ce qui fait nos vies et de l’histoire de nos communautés.
Sasha, qu’apporte la voix de François qu’une voix spécialisée dans la musique contemporaine n’apporterait pas ? Et François, comment allez-vous faire évoluer votre voix en fonction des demandes de Sasha ?
S.J.B. : Le premier point qui caractérise la voix de François est qu’il s’agit de la voix d’un corps qui danse. Je suis fasciné par l’immense expressivité dont il peut faire preuve. François chante habituellement un répertoire plutôt baroque, mais sa pratique de danse l’a amené sur des terrains esthétiques extrêmement variés. C’est aussi une voix qui s’est formée toute seule, parallèlement au travail corporel rigoureux qu’est celui du danseur. François n’a peur de rien, et je peux lui demander des choses que je ne pourrais peut-être pas demander à un chanteur lyrique classique.
F.C. : Chaque spectacle de danse est l’occasion de se rappeler que le corps peut être vécu comme un lieu d’invention permanente. Dans ce projet, Sasha a mis en place des cahiers d’exercices qui me permettent d’inventer de nouvelles facultés –notamment perceptives. Pour moi, qui n’ai pas suivi de formation musicale académique, développer la perception des différents intervalles ressemble à l’invention d’un muscle ou d’une nouvelle coordination. C’est très émouvant ! Comme si je me mettais à percevoir ce qui m’était jusque-là invisible. L’autre élément est la relation au timbre : il y a tout un vocabulaire qui décrit les types de timbres, de placements de voix, et la manière de les garantir de façon technique qui est un vrai terrain nouveau à explorer pour moi.
François, vous vous confrontez à 2 400 personnes dans la salle, un grand orchestre et de l’électronique. Envisagez-vous que la danse puisse investir la salle tout entière, au-delà même de la scène ?
F.C. : La commande initiale étant adressée à Sasha, une option intéressante serait de ne pas m’annoncer d’emblée comme danseur, mais de réfléchir au moyen de camoufler mon corps et le glisser dans cette multitude d’instrumentistes. Nous n’avons pas encore tranché, mais je pressens que l’apparition de la danse aura une fonction dramaturgique – comme la conquête d’une dimension plus sensible, viscérale, contagieuse. Le rapport au public est central dans le texte d’Hélène qui module le passage du je » au « tu » au « vous » jusqu’à un « nous » final, consolateur et puissant. Cela placera les types d’adresses au cœur de la performance, et l’utilisation d’un micro rend possible un échange intime presque en tête-à-tête autant qu’une harangue à la foule.
Sasha, quelle sera la place de l’électronique dans Cortèges ?
S.J.B. : Le rôle de l’électronique est pour moi aussi important que celui de l’orchestre. Étant donné qu’une partie des musiciens sont disposés dans la salle, tous contribuent à la spatialisation, voire à la mise en scène sonore. L’électronique a évidemment un rôle de liant entre les forces en présence, qu’il s’agisse de François, des instrumentistes comme de la salle en elle-même. C’est aussi un moyen d’intégrer davantage le public, pratiquement projeté au milieu de la scène.
François, danser dans la Grande salle de la Philharmonie soulève-t-il des enjeux spécifiques ?
F.C. : La pièce est entièrement conçue pour la Philharmonie. Non seulement pour son acoustique, mais également comme lieu de représentation et manière qu’a la société de se représenter par la musique. Il sera intéressant de voir comment le texte d’Hélène et notre travail à Sasha et moi pourront s’immiscer dans les interstices de cette énorme bête qu’est le bâtiment, comment on pourra s’approprier sa symbolique, pourquoi pas retourner sa puissance vers d’autres endroits. À tous points de vue, c’est un projet pour la Philharmonie, pour son échelle, sa démesure et son faisceau de contraintes.
À quelques mois de la première, quelles sont vos envies et vos appréhensions ?
S.J.B. : Je crois qu’on souhaite toujours emporter le public, qu’il ait la sensation que quelque chose s’est produit pendant la durée de la pièce. Nous avons le sentiment de risquer beaucoup, et c’est une chance de pouvoir porter des projets qui nous engagent autant.
F.C. : Quand je crée un spectacle de danse, je travaille durant de nombreuses semaines avec toutes les personnes impliquées : musiciens, danseurs, techniciens, afin de faire advenir un processus commun. Là, le contexte institutionnel de la commande permet très peu de temps de répétition avec l’Orchestre de Paris. C’est une gageure nouvelle pour moi. Sans la présence physique des musiciens en répétition, il s’agira de les fantasmer. Imaginer l’énergie qu’ils déploient, leurs gestes, leur masse, leur présence, leurs détails… pour construire les fondations de la relation qui se concrétisera pendant les répétitions communes lors de la semaine de la création. Je vois cette méthode avec ces temporalités multiples comme une sorte d’expérience chimique !