Chanteur, compositeur et producteur, Damon Albarn présente une nouvelle œuvre inspirée par les paysages islandais. Deux ans après la date prévue, entouré de huit musiciens, il interprète avec un ensemble instrumental cette création très personnelle.
Trente ans après ses débuts avec Blur, le chemin parcouru par Damon Albarn est étourdissant. Aucun des acteurs contemporains de la sphère pop britannique n’aura ainsi élargi au maximum ses horizons, multiplié croisements et rencontres, fertilisé loin de ses bases de nombreux terrains de recherches et de jeux, obtenu le respect admiratif de musiciens de tous les continents et de plusieurs générations. Personne, au plus fort des batailles stériles de l’Angleterre britpop du milieu des années 90, n’aurait pu prédire que ce jeune homme impertinent, un temps arc-bouté sur l’Union Jack et son insulaire désuétude, deviendrait au fil des époques l’insatiable ambassadeur des sons qui voyagent, voltigent, se moquent généreusement des fuseaux horaires, des chapelles musicales et des ancrages nationalistes.
La force de Damon Albarn, outre son appétit gargantuesque pour toutes les formes de musiques, c’est cette capacité à conduire en leader des projets derrière lesquels il sait également se dissimuler, générer des énergies fusionnelles sans cannibaliser l’attention, agir en passeur décisif plutôt qu’en récupérateur égocentré. Avec Gorillaz, son projet de cartoon musical futuriste et politique mené depuis vingt ans avec le dessinateur Jamie Hewlett, il a réuni un casting de rêve (de Snoop Dogg à Lou Reed en passant par Bobby Womack ou Robert Smith) comme on se construit et partage un panthéon ludique et stimulant. Avec The Good, The Bad & The Queen, il échange en parfaite décontraction avec des aînés (Paul Simonon de Clash, le batteur afrobeat Tony Allen) qu’il a contribué à remettre au cœur de l’action. De Mali Music à DRC Music jusqu’à la caravane Africa Express, initiée en 2005 pour protester contre l’absence d’invités africains au concert du Live8 à Londres, il a fait de l’altérité joyeuse la parfaite réponse aux replis identitaires et aux vieilles scléroses colonialistes.
Dans ce tourbillon incessant, où il menait plusieurs fronts parallèles en les faisant parfois se croiser, Albarn n’a pas jugé utile de bâtir une œuvre solo. Une seule fois, en 2014, alors que les tractations avaient lieu en coulisses pour un retour de Blur après dix années de silence, il avait publié par surprise Everyday Robots, joli disque un peu déboussolé qui prouvait que le dénuement monochrome lui allait autant que la profusion chromatique de ses projets collectifs. C’est également sans prévenir qu’est arrivé, en novembre 2021, le splendide The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows, deuxième disque de chansons publié sous son nom, qui n’aurait jamais dû voir le jour sous cette forme. Tout est parti en 2018 de retrouvailles avec le producteur français Marc Cardonnel, qui lui tend une carte blanche aussitôt saisie par le musicien anglais pour mettre en chantier un projet autour de l’Islande. Une vingtaine d’années auparavant, alors que Blur était devenu un phénomène mondial et que ses membres commençaient à vivre difficilement la pression des tournées américaines, Albarn avait trouvé en Reykjavik son refuge protecteur, base de repli bordée de nature et de roches au cœur de laquelle il fit l’acquisition d’une maison. Depuis longtemps, il avait cette envie de transcrire les paysages de cette terre promise à travers une musique sans contrainte, «un atelier de contemplation» comme il le définira, et pour laquelle il conviera des musiciens classiques venus de toute l’Europe dans son propre salon, face aux baies vitrées donnant sur le mont Esja et le volcan Snæfellsjökull, entre autres beautés de glaces de pierres anthracites.
En admirateur modeste de Henryk Górecki et de Arvo Pärt, Albarn entend une fois encore s’effacer derrière la musique, la laisser jaillir à partir des canevas de piano qu’il a confiés aux instrumentistes (violons, violoncelles, trombones, cors…) et en ajoutant son empreinte rêveuse çà et là avec ses claviers poétiques comme le Monochord ou le Elka Space Organ, et sa guitare acoustique. Plusieurs sessions ont ainsi lieu, au rythme des saisons et des changements météorologiques propres à l’Islande, du printemps 2019 au printemps 2020. Le chef d’orchestre allemand André de Ridder –son collaborateur sur les opéras Monkey: Journey to the West et DrDee– dirige et organise ces pièces en partie improvisées, à l’intérieur desquelles coulissent des chansons pop, et une «première» française est d’ailleurs annoncée pour le mois de mai suivant à la Philharmonie de Paris. L’arrivée du virus qui va mettre la planète sous éteignoir vient tout bouleverser, et alors qu’il doit rentrer en Angleterre précipitamment pour obéir aux obligations sanitaires, Damon se sent soudainement empêché, voire frustré, lui qui a fait du mouvement et des embrassades artistiques son oxygène. Une phrase du poète romantique anglais John Clare («The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows» [Plus proche est la fontaine, plus pur coule le ruisseau]), tirée de Love & Memory, sert de point de départ à ce qui deviendra un disque de chansons contemplatives, de méditations sur la nature et la mémoire, nourri à la fois par les lumières et les sons capturés en Islande et par cette indicible mélancolie des mondes arrêtés. Dans le Devon où il est confiné pendant plusieurs mois, le musicien et songwriter hyperactif goûte par contrainte aux heures qui défilent avec lenteur, aux jours qui ne semblent jamais finir, et ainsi vient l’envie de s’accorder à ces pouls ralentis. Le choc de la disparition de Tony Allen, en avril, rajoute un part de gravité recueillie à ces chansons, dont les batteries, comme un hommage à l’irremplaçable absent, seront essentiellement électroniques.
Entouré du guitariste Simon Tong (ex-Verve et troisième larron de The Good, The Bad & The Queen) et du saxophoniste et clavier Mike Smith, Damon Albarn pose ses pas dans les traces de certains des grands maîtres paysagistes anglais comme Robert Wyatt ou Mark Hollis (Talk Talk), conjuguant la délicatesse du folk avec les forces naturelles des instruments aux tonalités graves, qui s’élèvent comme des éléments, et ce qu’il faut de silence au milieu pour sculpter l’atmosphère. Le rendez-vous manqué de mai 2020 ne pouvait rester sans lendemain. La Philharmonie retrouve ainsi Damon Albarn quasiment deux ans après la date prévue, entouré de huit musiciens, dont un quatuor à cordes, pour enfin donner en intégralité cette œuvre à la fois humble et majestueuse. Comme disent les Islandais: Þakka þér fyrir [merci].