Emblématique du Portugal, le fado s’incarne à la Philharmonie à travers deux grandes figures actuelles, Carminho et Camané.
Carminho a su développer son propre style de fado, très moderne et personnel. S’y intègrent des influences diverses, notamment la pop, le jazz et la musique du Brésil. S’il est avant tout associé à des interprètes féminines, à commencer par l’iconique Amalia Rodrigues, le fado suscite également de belles vocations masculines. Ambassadeur majeur du fado contemporain, Camané perpétue ainsi la tradition autant qu’il la renouvelle avec un éclat intense.
Carminho
Le fado d’aujourd’hui tisse des liens très forts avec celui d’hier. Chaque voix est nouvelle mais les questions qui animent les artistes sont toujours les mêmes. Les textes continuent d’interroger l’identité, la douleur, l’amour, la mort, le temps comme autant de démonstrations du pouvoir des mots, de la musique mais aussi du fado lui-même. Être ou ne pas être « fado », telle est la question qui s’impose pour que, face à l’absence de réponse, l’émotion advienne. Carminho la décline avec succès dans ses cinq albums. Les titres résonnent comme des propositions de définitions qui lui sont propres : Fado (2009), Alma (2012), Canto (2014) et Maria (2018). Le fado, l’âme, le chant et Maria (son prénom et celui de nombreuses femmes au Portugal) élaborent un parcours initiatique en quête de ce qui constitue son identité profonde. Même son quatrième album, Carminho canta con Jobim, consacré à la musique brésilienne, apporte un élément à cette quête : la nécessité du voyage, de l’ailleurs, l’idée qu’il faut partir pour se trouver. C’est en ces termes que Carminho explique son choix de chanter le fado, advenu après un long voyage à travers de nombreux pays et l’expérience du bénévolat, aux antipodes de ses études initiales.
Chaque album sonde la question des origines. Carminho déclare d’ailleurs que le fado est sa « langue maternelle », celle de sa mère, elle-même chanteuse. Peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles cet album explore l’idée de la filiation, de la transmission, et des liens qui se tissent à travers l’héritage du fado. Dès le premier morceau, « A tecedeira » (la fileuse, celle qui tisse), Carminho, en signant les paroles et la musique, inscrit sa démarche dans le mythe ancestral des Parques. Le chanter a cappella renforce cette impression d’être en dehors du temps : « les tours que je ferai autour du monde pour chanter à nouveau sont comme le fil que je filerai jour et nuit ». Pourtant, Maria fait aussi entendre une conception moderne du fado, que ce soit par des choix instrumentaux audacieux (la pedal steel guitar s’agrège ponctuellement à l’accompagnement traditionnel de la guitare portugaise et de la violão, par exemple) ou par les textes. L’amusant « Popfado » annonce d’ailleurs, dès les premiers vers, que « le fado, qui est démocrate, a changé de style ». Mais c’est sûrement dans l’émouvant « O Menino da cidade » (le petit garçon de la ville), signé Joana Espadinha, que la poésie atteint l’un des points d’apogée du disque. La voix de Carminho mêle alors tendresse et espoir pour rassurer un enfant : « N’aie pas peur, tu seras plus fort que la solitude ». Cette adresse maternelle contient une part essentielle de l’esprit de Maria. L’enfance, la naissance, les origines sont aussi des thèmes à l’œuvre dans « O começo » (le commencement), de Pedro Homem de Mello : « nous naissons parce que la douleur est toujours nouvelle ». La mission première du fado, contenue dans son étymologie (du latin « fatum » : le destin qui doit être dit), s’en trouve justifiée. Cette mission, Carminho s’en empare corps et âme, au point d’inverser le sort et d’affirmer, presque comme un aveu : « le fado me libère ».
Camané
L’histoire du fado pourrait s’écrire comme on dessine un arbre généalogique. Une telle démarche révèlerait, de génération en génération, des affinités entre les répertoires et les chanteurs. On y verrait aussi combien chaque artiste s’évertue à s’émanciper, à créer sa propre branche. Réinventer le fado n’est possible qu’à condition de maîtriser ce qui constitue sa tradition, tout en s’en distinguant. C’est dans cet espace, cet interstice, subtil à percevoir, que les grandes voix du fado résident, et où Camané nous convie. Ce dernier, pour qui le fado est tout autant « une façon d’être » qu’une manière de chanter, affirme sa personnalité musicale, dès les premières inflexions de sa voix. Une alliance entre force et délicatesse la rapproche parfois de celle d’Alfredo Marceneiro (1891-1982), grande figure du fado à laquelle Camané a d’ailleurs consacré un album. Le souci permanent de la justesse, tant de l’intensité, du timbre, ou de l’accent témoigne d’une grande humilité et redéfinit la virtuosité. La voix de Camané puise dans une intériorité que l’on devine riche et solide. L’un des principes du chanteur est de ne jamais s’exhiber afin d’être et de rester rigoureusement au service du texte. Le choix du répertoire prend alors tout son sens : chaque morceau est soigneusement sélectionné pour que le chanteur puisse le faire sien.
Pour Horas vazias, paru en 2019, Camané a fait appel à plusieurs artistes connus dans d’autres genres que celui du fado : le jazz pour Mario Laginha, la chanson pour Sergio Godinho ou Pedro Abrunhosa. Quelques instruments viennent colorer le traditionnel – et toujours admirable – accompagnement des guitares. Ainsi, dans « As vezes há um silencio », le saxophoniste Ricardo Toscano dialogue avec Camané et l’accordéoniste João Barradas participe à « Nova Venus » (thème mis en musique par Carminho !). « Tout ceci est du fado », pourrait-on dire, en paraphrasant le mythique « Tudo isto e fado » d’Amalia Rodrigues. Figure tutélaire, Amalia est par ailleurs présente dans Horas vazias non seulement parce que le chanteur reprend deux de ses thèmes, « Aves agoirentas » et « Tenho dois corações », mais aussi par le rôle qu’elle a joué dans la carrière de Camané, auquel elle prédisait un brillant avenir.
Peut-être est-ce dans « Ilhas afortunadas » que la tension entre tradition et modernité est la plus palpable. La structure fixe du fado menor, en quatrains et en mode mineur, a été altérée pour mettre en valeur le poème de Fernando Pessoa (1888-1935). Camané ajoute, à chaque strophe, un vers qu’il chante en mode majeur. Cette manipulation, que d’aucuns pourraient considérer comme un sacrilège, offre à l’interprète la possibilité de glisser d’un caractère à un autre, de passer de l’ombre à la lumière, afin d’illustrer le poème : « C’est la voix de quelqu’un qui nous parle, mais qui, si nous l’écoutons, se tait ». Une phrase géniale, un secret révélé par le chant de Camané et la présence, à travers lui, de toutes les voix du fado qui se sont tues mais que l’on continue d’écouter.