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Salon Fado

Publié le 19 janvier 2022 — par Isabelle Porto San Martin

© Bruno Barbey / Magnum Photos

Impossible d’évoquer la musique portugaise sans parler du fado, cette musique populaire qui évoque la saudade, les nostalgies et élans divers. Une musique riche d’une longue histoire et qui continue de s’inventer au présent en se métissant d’autres influences.

— Amália Rodrigues & Don Byas - « Rua do Capelão »

 

Bas-fonds lisboètes

L’enthousiasme suscité par l’annonce d’un concert de fado au-delà des frontières du Portugal témoigne de la vitalité de cette musique. Peut-être parce que ses origines portent le souvenir d’une traversée, le fado séduit aujourd’hui les publics les plus éloignés géographiquement. Son histoire commence au Brésil, au rythme dansant du lundum. Cette caractéristique a été conservée dans certaines pièces comme le Fado bailarico, La na minha aldeia, ou encore le Fado bailado. Ce dernier explique d’ailleurs que « notre destin est de danser ». Le mot est prononcé : le fado a maille à partir avec le destin, comme l’indique son étymologie latine « fatum », et a pour mission de le dire. Des rues du Brésil, le voici, à la fin du XVIIIe siècle, entré dans les salons de Lisbonne qui raffolent de la modinha, chanson accompagnée le plus souvent par la guitare, mêlant rythmes brésiliens et vocalité italienne. À l’heure où les villes se développent, il quitte les salons pour se perdre dans les bas-fonds de Lisbonne et trouve refuge dans les maisons closes du quartier de la Mouraria. Dans une rue désormais célèbre, qui a donné son nom à un classique du répertoire, A Rua do Capelão, est née l’une des figures mythiques du fado portugais : Maria Severa. Prostituée morte prématurément en 1846, célèbre pour sa façon de chanter, Severa a vécu un amour impossible avec le Comte de Vimioso (évoqué dans le Fado bailarico d’Alfredo Marceneiro), scellant le destin du fado à celui des amants condamnés à la douleur de la séparation. C’est le cas de Meu limao de amargura et de tant d’autres fados immortalisés par la voix d’Amália  Rodrigues. 

— Amália Rodrigues - « Meu Limão de Amargura »

Le sentiment amoureux, le temps qui passe dans le Fado das horas ou dans le Fado João que chantait Maria Teresa de Noronha, le mystère de l’existence, l’hommage à Lisbonne de la Marcha dos centenarios ou encore les joies du quotidien d’Uma casa portuguesa, ne suffisent pas à saisir ce qui fait l’esprit du fado. « Tes yeux sont mon fado », dit le Fado Olga, auquel l’auteur a donné le nom de sa maîtresse, comme si le fado était une façon de regarder le monde. C’est aussi ce que suggère le Fado portugués d’Amália Rodrigues écrit par Alain Oulman. Le fado serait né d’un vent mauvais qui aurait inspiré les chants tristes des marins. Cette image de l’océan, avec ses vagues tantôt caressantes tantôt menaçantes, est une métaphore du fado. Le climat changeant des pièces, l’alternance entre les modes majeur et mineur, le tempo variable installé par la violão, les motifs d’introduction de la guitare portugaise, agissent comme des présages sur l’émotion contenue dans la voix. Connus à l’avance mais sans cesse renouvelés par la sensibilité du chanteur, charriant des histoires toujours plus nombreuses, les pièces du répertoire traditionnel se nourrissent tout au long du XXe siècle d’influences diverses, invitant des poètes modernes et des musiciens étrangers au genre. C’est de cette façon qu’est né l’album enregistré en 1968 réunissant Amália Rodrigues et Vinicius de Moraes, contenant Saudades do Brasil em Portugal. Cette façon si particulière d’incorporer un matériau nouveau, loin de dénaturer le genre, renforce son identité.

— Amália Rodrigues & Vinicius de Moraes - « Saudades do Brasil em Portugal »

Relation avec le public

L’évolution des médias tout au long du siècle a offert des supports nouveaux : le fado investit les émissions radiophoniques, s’associe au cinéma et, bien sûr, s’enregistre avec un succès commercial retentissant, tant au niveau national qu’international. La carrière d’Amália Rodrigues illustre ces métamorphoses. Le nombre d’albums, de films et de concerts est proportionnel à son succès. Ce qui passionne son public n’est pas seulement la trajectoire suivie par cette jeune fille d’origine modeste qui vendait des oranges et devenue une célébrité. C’est aussi la confirmation, aussi tragique et douloureuse soit-elle, à travers ses choix, à travers les événements de sa vie, que rien n’a de prise sur le destin. Un peu à la manière des tragédies grecques, le fado s’assure qu’aucune illusion ne triomphera de la seule réalité qui compte, celle de la condition humaine. Amália, au cinéma ou sur scène, chante cette « étrange façon de vivre », une formule qui lui appartient et dont elle a fait l’un de ses plus célèbres fados : « Que estranha forma de vida ». À sa manière, le grand Alfredo Marceneiro a, lui aussi, tenté de conjurer le sort en adoptant un pseudonyme : marceneiro signifie « menuisier » en portugais. Malgré son succès, cette immense figure du fado a tenu à exercer son métier le plus longtemps possible parallèlement à sa carrière de chanteur.

— Maria Teresa de Noronha - « Fado João »

Le fado conserve fondamentalement son authenticité parce qu’il est porté par de grandes voix. Masculines ou féminines, connues ou non, ces voix servent le fado par un travail extrêmement précis des textes afin de laisser, le soir du concert venu, affleurer l’émotion. Ces grands artistes travaillent à s’abandonner dans un présent furtif et exigeant, jouant avec les intervalles d’une mélodie comme si leur vie en dépendait, comme s’ils tenaient entre leurs mains la seule occasion de dire, la possibilité unique de faire advenir le sens véritable des mots. 
La relation avec le public est sacrée, de l’ordre de la communion, sans quoi le charme du fado n’opère pas. Les connaisseurs se plaisent d’ailleurs à le répéter : « N’est pas fadiste seulement celui qui chante, mais aussi celui qui sait écouter ».

— Amália Rodrigues - « Fado português »
Isabelle Porto San Martin

Docteure en musicologie et agrégée de lettres modernes, Isabelle Porto San Martin est aussi diplômée du CNSMDP en esthétique et du CNR de Paris en histoire de la musique. Ses domaines de recherche incluent, entre autres, les transferts culturels au XIXe siècle et les répertoires hispaniques.