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Génération Philharmonie

Publié le 08 janvier 2025

— Yuja Wang & Víkingur Ólafsson dans la Grande salle Pierre Boulez (2024) - © Ava du Parc / Cheese

Olivier Mantei, Directeur Général de la Philharmonie de Paris, trace les perspectives de la deuxième décennie : un projet où la diversité des espaces reflète celle de la société, et où la rencontre entre les arts structure un lieu de vie.

Dix ans après son inauguration, en quoi la Philharmonie de Paris est-elle aujourd’hui différente des premières saisons ?

Olivier Mantei

Elle s’inscrit justement dans cette dimension-temps. Dix ans pour le bâtiment de Jean Nouvel, trente pour celui de Christian de Portzamparc. Il existe désormais une génération Philharmonie. Au fil des décennies, même en tenant compte d’une forte montée en puissance ces dernières années, plusieurs millions d’enfants ont suivi des ateliers et des activités éducatives, avec leur classe, en famille, ou dans des groupes constitués autour du projet Démos – 360 000 jeunes rien qu’en 2022. Certains poussent ensuite la porte des concerts, car on leur a appris à être ici: près de 10 % des spectateurs ont désormais moins de 28 ans. Nous rendons également les lieux accessibles par la transversalité, clé d’une ouverture à tous les publics. Voyez un projet participatif comme la sculpture organique Symfolia, exposée dans la Rue musicale, issue d’ateliers animés par la plasticienne Rachel Marks impliquant plusieurs milliers d’enfants, avec le soutien de la Fondation IBKM de Kylian Mbappé. Le champion du monde agit comme un passeur auprès de tous ces jeunes, il désinhibe, permet de s’approprier l’espace. « Il est venu, je peux y aller. » À nous de les faire revenir.

Les bâtiments de la Philharmonie et de la Cité de la musique sont protéiformes. Comment deviner qu’ils contiennent des salles de concert, un musée, une exposition ou la Philharmonie des enfants ?

O. M. Dans le cadre de nos partenariats universitaires, nous avons fait récemment plancher des étudiants d’école de commerce. Il en est sorti, comme toujours lors de tels exercices, de grands raisonnements bien travaillés, mais un peu hors-sol – c’est normal, lorsqu’on n’a pas toute l’expérience et les données. Je leur ai dit à un moment: « Bon, on arrête tout, imaginons que vous me croisiez à la fin d’un concert ou d’une exposition, et que vous vouliez me signaler en une phrase ce qui ne va pas. » L’un deux me demande alors : « Où est l’entrée ? ». Bonne question… qui se décline au travers des ramifications de la Philharmonie, seul établissement au monde à regrouper quatre salles de concert, un orchestre, un pôle éducatif, un musée, des éditions, une médiathèque, une plateforme numérique, deux restaurants, une boutique… Déjà, l’entrée de quoi ? Il y a trente ans, Christian de Portzamparc avait travaillé sans programme précis – lui-même le dit. Vingt ans plus tard, Jean Nouvel a suivi au contraire un cadrage très défini, qu’il a transcendé en créant une œuvre complexe, dont la géographie peut être difficile à lire. Afin de la clarifier, nous devons nous inscrire dans la dynamique d’un lieu de vie: c’est parce qu’il se passe des choses à plusieurs endroits que les accès et les circulations apparaissent.

— Entrée de la Philharmonie de Paris - © Jean-Louis Carli

De quelle manière les travaux finalisant le projet de Jean Nouvel contribueront-ils à cette lisibilité ?

O. M. En donnant vie aux foyers, aux coursives, aux espaces d’accueil, par les lumières, les assises. En suscitant la rencontre entre les artistes et le public dans les lieux de convivialité comme le restaurant, dont la fréquentation a déjà été multipliée par trois depuis le changement de concession, aligné sur la réalisation du projet décoratif de Jean Nouvel. Mais tout cela ne s’accomplira que dans la mesure où la programmation saura conduire à la découverte de ces espaces au-delà des offres payantes. C’est le sens du programme « Philharmonie off », qui associe des artistes de toutes les disciplines, chorégraphes, vidéastes, créateurs de mode, s’ouvre à la participation d’amateurs de tous âges, jette des ponts entre le lieu proprement dit et l’espace urbain, à Paris comme dans les communes voisines. Celui, également, d’une place nouvelle accordée à la parole, au travers de rencontres et d’échanges entre des personnalités venues de tous horizons et les publics.

Y a-t-il déjà un bilan de ces ouvertures pluridisciplinaires ?

O. M. Sans doute, dans la mesure où je ne les ai pas inventées. La Philharmonie est depuis longtemps pionnière en ce domaine; je développe d’une part cette ligne gratuite dans les nouveaux espaces qui s’ouvrent, et lui apporte des moyens nouveaux pour les manifestations payantes, par mon expérience des coproductions et tournées. J’insiste sur le fait qu’il n’y a pas de concurrence avec l’offre « concert pur », qui marche très bien – nos 90 % de remplissage moyen en témoignent. Mais les spectacles comportant une dimension scénique apportent à la fois des ressources nouvelles, et un public différent. Sans la vision de Bertrand Bonello dans Transfiguré, on ne remplissait pas trois fois, avec un programme à cent pour cent Schönberg, la Grande salle Pierre Boulez. La dotant, au passage, d’un équipement réutilisable et d’une nouvelle configuration possible, avec cette fosse et ce mur d’éclairage LED. Le but n’est pas de multiplier les scénographies en dur, car nous ne sommes ni un théâtre, ni une maison d’opéra, mais d’explorer les possibilités d’un espace de représentation singulier, dans une logique d’investissement durable.

— Klaus Mäkelä - © Denis Allard

L’Orchestre de Paris, qui était d’ailleurs l’un des protagonistes de ce spectacle, a-t-il trouvé sa place dans le projet global d’établissement, et son intégration comme orchestre permanent de la Philharmonie, réalisée en 2019, apparaît-elle comme une réussite?

O. M. C’est clairement un rapprochement gagnant-gagnant, après beaucoup de scepticisme, d’interrogations et de peurs parfaitement légitimes. L’Orchestre de Paris est aujourd’hui le porte-drapeau de la Philharmonie, laquelle contribue au renouvellement de son public, lui offre des conditions de travail d’une qualité inédite, et renforce son identité et sa visibilité au lieu de les diluer. Cela aurait pu arriver si l’on ne s’était pas entendu, mais l’Orchestre aurait inévitablement perdu la partie, face au nombre d’ensembles invités. Il participe, au contraire, à la réflexion sur la programmation très en amont, confortant cette dynamique vertueuse. L’entente avec son directeur musical, Klaus Mäkelä, entraîne une forme de surpassement de la part des musiciens – et trois cents spectateurs de plus en moyenne pour les concerts qu’il dirige. La relation privilégiée avec plusieurs grands chefs invités, notamment Esa-Pekka Salonen, ajoute à cet enthousiasme. Tout est lié, le succès des concerts et le remplissage nourrissent une notoriété qui favorise l’augmentation du mécénat, lequel rend également possibles les enregistrements et les tournées internationales, comme aux États-Unis récemment, ce rayonnement mettant en lumière l’activité des saisons.

Trois ans après votre prise de fonction, qu’est-ce qui a changé dans votre vision de la Philharmonie par rapport à celle que vous aviez en vous portant candidat ?

O. M. La pratique a donné corps à l’intuition que j’avais du pouvoir politique de cet établissement – au sens de sa capacité d’action citoyenne. Chaque décision de programme, chaque prise de parole, en interne ou vers l’extérieur, est une opportunité d’action. Sur notre inscription territoriale, sur les leviers de la transmission, mais aussi, et j’en avais peut-être moins conscience, sur un dialogue entre des cultures parfois éloignées, car les artistes des cinq continents défilent sur nos scènes, et nous confrontent à des enjeux géopolitiques parfois brûlants. Nous représentons aussi une place publique qui voit converger les décideurs de tout le pays, et pas seulement nos tutelles ; Démos, qui est désormais implanté dans la plupart des régions françaises, représente ainsi un réseau d’échanges de compétences, de discussion et de partage de positions sur les grands sujets éducatifs.

— Olivier Mantei - © Irene de Rosen

On s’interroge parfois sur le rapport entre coût et impact de Démos. La contrainte matérielle et économique des instruments mis gratuitement à disposition des enfants n’en limite-t-elle pas le nombre, ainsi que celui des heures d’enseignement qu’il est possible de financer ? Quand le chant choral, sur lequel s’appuie le programme EVE, lancé en 2018, pourrait permettre de toucher davantage de jeunes et d’obtenir des résultats plus rapides ?

O. M. L’existence de ces deux programmes témoigne de la complémentarité que nous voyons entre les disciplines. Mais je partageais certaines interrogations en arrivant, et voir sur le terrain le travail accompli dans le cadre de Démos a été pour moi une révélation. Car ce sont justement les difficultés de tous ordres, induites par le prêt des instruments, qui ont l’impact le plus fort. D’abord sur les enfants, bien entendu. Mais plus encore au travers de ce qu’on pourrait appeler les bienfaits collatéraux. Sur les familles, au sein desquelles rentre un objet auquel s’attache une valeur matérielle et symbolique, signe de confiance, de reconnaissance. Sur le tissu social et politique, conduisant à travailler ensemble, à trouver des solutions financières, et surtout logistiques afin que les cours aient lieu, avec notamment le défi particulier que représente le déplacement des jeunes dans les zones rurales. Sur tout l’entourage enfin, jusqu’aux amis qui ne suivent pas les cours mais viennent assister aux concerts. Il faut voir l’effet de sidération qui saisit une salle découvrant au plateau ses enfants ou ses camarades rassemblés en orchestre symphonique, et la qualité immédiate du silence et de la concentration qui en résultent. Et l’on sait, aujourd’hui, l’importance décisive qu’il y a pour un nouveau public à voir sur scène le reflet de la société dans laquelle il vit, à laquelle il peut s’identifier.

— Un orchestre Démos avant un concert - © Jean-Louis Carli

La Philharmonie de Paris a fait siens très tôt les chantiers de la parité, de la diversité et de l’inclusion. Diriez-vous qu’en dépit de ce qui reste à accomplir, les outils favorisant la parité sont aujourd’hui identifiés ?

O. M. Il y a certainement un avant et un après La Maestra, le concours international visant à promouvoir les cheffes d’orchestre. Qui ne doit pas nous inciter à nous reposer sur nos lauriers, car si un groupe de tête se détache aujourd’hui dans les parcours de cheffes, l’accès à la profession et le franchissement des premières étapes de carrière demeurent difficiles, et la disproportion entre hommes et femmes sur les affiches, encore flagrante. Cette réflexion vaut pour les compositrices, et dans les deux cas, la mise en relation avec des univers artistiques comme le théâtre, la danse, les arts visuels, dans lesquels la parité est beaucoup plus avancée, ne peut être que bénéfique.

La promotion de la diversité serait-elle plus complexe, butant sur des risques de confusion ?

O.M. Il peut y avoir confusion si l’on en définit mal les termes. Les champs de la diversité socio-économique et de la diversité culturelle peuvent se recouper, mais ont aussi leurs dynamiques propres. Je n’ai pas besoin d’insister sur le puissant outil en faveur de ces diversités que constitue Démos ; mais comme programme éducatif, il n’épuise pas le sujet, pas plus qu’il ne s’y limite. Concernant plus particulièrement la diversité culturelle, la réouverture du Musée de la musique sera également une étape importante. Il était temps de ne plus considérer 80% de l’humanité comme une niche de la culture occidentale! Depuis quelques années, le monde muséal dans son ensemble est traversé par cette réflexion de fond: ne plus s’en tenir à la conservation des œuvres de manière segmentée, mais s’ouvrir à une approche universaliste autant qu’humaniste, qui favorise la communication entre des cultures vivantes, au travers de leur héritage comme de leurs innovations les plus actuelles. La musique offre un champ d’expérimentation encore largement inexploré pour de telles rencontres, qui doivent se partager entre l’espace du musée, celui des concerts et ces lieux de vie et de discussion que nous continuons à créer.

— Mahalia au Festival Jazz à la Vilette - © Joachim Bertrand

Comment empêcher ces lieux de jouer à leur tour un rôle de filtre ? Vous insistez sur l’importance de la parole, mais on sait le rôle discriminant du langage ; tout le monde n’a pas directement les clés pour prendre part aux séminaires et rencontres…

O. M. En donnant aussi la parole à ceux qui ne l’ont pas habituellement. La création de notre radio, La Balise, vise précisément à permettre aux jeunes de s’approprier la musique avec leurs mots, leurs références. Nous leur offrons un matériau, et un regard qui les aide à parfaire leur métier. Les passerelles se construisent ainsi des deux côtés. Je crois profondément que l’ambition du contenu n’empêche pas la simplicité de la transmission, sans compromis sur l’exigence.

Vous n’aimez guère parler de vous, mais avec le métier de producteur, l’autre fil rouge de votre parcours est justement cette réflexion sur la musique, qu’elle s’exprime par l’oral ou l’écrit. Une dimension que la Philharmonie vous offre pour la première fois de réaliser pleinement ?

O. M. Peut-être… Enfant, j’écoutais toutes les musiques, de la variété française au répertoire latinoaméricain. J’ai découvert le classique grâce à la technologie: le petit magnétophone à cassette sur lequel le destin m’a conduit à entendre Brahms. Le monde des concerts a suivi à l’adolescence. Ma pratique du piano s’avérant aussi irrégulière que paresseuse, les études littéraires ont cristallisé l’imago des compositeurs. C’est d’abord pour eux que j’ai voulu produire, et particulièrement des œuvres contemporaines. Et les écrits de compositeurs m’ont toujours nourri, notamment ceux de Berlioz – plus au fond que sa musique. S’il fallait, toutefois, ne retenir qu’un penseur, tissant le lien avec ce que nous accomplissons à la Philharmonie, ce serait probablement Jankélévitch. Pour le jeune lecteur que j’étais, il a mis des mots sur l’ineffable, sur l’indicible de la musique. Le premier, il m’a parlé de ce que je ressentais, et ces rencontres entre l’émotion et la pensée peuvent déterminer une vie.

Propos recueillis par Vincent Agrech