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Gilberto Gil, passeur de sons

Publié le 29 septembre 2021 — par Francis Dordor

— Gilberto Gil - © Gerard Giaume

Gilberto Gil a débuté comme chanteur de bossa nova, avant de composer et d’interpréter des chansons engagées. Il reste aujourd’hui l’une des figures les plus inspirantes de la musique brésilienne.

 

— Gilberto Gil – « Toda menina Baiana »

 

Aspirations universalistes 

Sa présence sur la scène de la Philharmonie aux côtés de deux de ses fils prouve, si nécessaire, combien Gilberto Gil, 79 ans, reste attentif au lien entre les générations. Fonction dynastique qui en cache une autre bien plus fondatrice : celle de passeur de sons, de grand échangeur de musiques, voire de « maître des carrefours ». 

Si le « maître des carrefours » est avant tout un personnage incontournable du panthéon vaudou – et le titre d’un roman historique de l’écrivain américain Madison Smartt Bell sur la révolution haïtienne1 , celui qui accommode forces obscures et bénéfiques, c’est aujourd’hui une figure symbolique qui imprègne la culture et l’imaginaire contemporains d’une tout autre semence. En musique, plusieurs maîtres des carrefours se sont dressés à différentes époques. On pense au guitariste et chanteur Robert Johnson à qui, nous dit la légende, le Diable aurait confié en échange de son âme un pouvoir surnaturel lors d’une rencontre à l’intersection de deux routes du Mississippi, ouvrant ainsi la voie à la dissémination planétaire du blues. Plus tard, à la croisée des chemins et des races, Bob Marley a su lui aussi, grâce au reggae, concilier des mondes et des cultures jusqu’alors cloisonnés. Dans un registre équivalent, parfois même mimétique, Gilberto Gil incarne un autre point de passage essentiel, le plus large et accueillant de toute la scène brésilienne. S’y rencontrent et s’y mélangent styles musicaux et courants spirituels. Avec toujours en suspens ce même enjeu : résoudre la difficile équation de la                   « brésilianité », parvenir à extraire du chaos des origines, de la violence des problématiques raciales et sociales, une harmonie, un semblant de stabilité. Sur les six décennies que couvre sa carrière, il a appliqué à la lettre, avec plus de gourmandise qu’aucun autre, le concept esthétique de l’« anthropophagie 2 » élaboré par le philosophe Oswald de Andrade dont le Manifeste anthropophage (1928) a servi de socle au mouvement tropicaliste. Cette révolution musicale et politique portée par Gil et son compère d’alors, Caetano Veloso, secoua le Brésil des années 60 avant d’être sévèrement réprimée par la dictature militaire. De la bossa nova au rock, du maracatu au reggae, de la musique de carnaval au blues, de l’entêtement du funk et du disco à la polyrythmie de l’afoxé, Gilberto Gil fut et demeure cet enzyme glouton dévorateur de sons, rongé par une insatiabilité dissimulant au plus profond des aspirations universalistes qu’il a su partager sur les cinq continents et dans une trentaine d’albums.  

 

—  Gilberto Gil, Caetano Veloso – « Desde Que o Samba é Samba »

 

Né Gilberto Passos Gil Moreira, le 26 juin 1942 à Salvador de Bahia, il fait exception dès sa première apparition à la télévision en 1966 aux côtés de Vinicius de Moraes, l’un des pères de la bossa nova, et de Maria Bethânia, sœur de Caetano Veloso. Sa couleur de peau, celle d’un mulâtre très foncé lui valant même à Bahia, la ville la plus africaine du Brésil, le surnom de             « Preto » (noir), et son pedigree de fils de médecin et d’enseignante, lui-même diplômé en gestion commerciale, tranchent avec la norme socio-ethnique brésilienne. D’abord vécue de manière neutre – son ami Caetano dit que sa couleur de peau « ne l’humiliait ni ne l’élevait au- dessus des autres » –, son « africanité » est rapidement adaptée en axe de revendication identitaire et d’exploration musicale dans un Brésil défini comme « structurellement raciste »3 . Passé de l’influence du détonant accordéoniste et chanteur nordestin Luiz Gonzaga à celle du bossa noviste João Gilberto, puis d’une fascination pour Jimi Hendrix à un enthousiasme effréné pour Bob Marley (dont il va adapter le titre « No Woman No Cry »), Gil va au fil de son long parcours véhiculer cette même conscience africaniste à travers des œuvres qui confinent parfois à la harangue politique, mais trahissent avant tout une quête de soi.  

 

— Gilberto Gil – « No Woman No Cry »

 

Une brésilianité ouverte 

Bien que sa phase tropicaliste ait été relativement brève, elle a influencé de manière décisive son travail et sa personnalité. De ses expériences à l’ayahuasca, boisson hallucinogène amazonienne, à son arrestation et emprisonnement par la junte militaire en 1969, dont il sortira adepte du zen macrobiotique et du yoga, avant de connaître un long exil londonien, il va tirer maints enseignements. Mais surtout une approche musicale qui, tout en agrégeant des éléments glanés au fil des années, entend apporter la preuve de son enracinement. Car comme le laisse entendre Caetano Veloso, si les Brésiliens existent bien en tant que réalité socio-historique et dans la perception des autres, il n’est pas sûr qu’ils existent dans leur propre conscience. Si parmi les albums décisifs de Gilberto Gil, la trilogie en Re (Refazenda, Refavela et Realce) le fait accéder à une reconnaissance internationale, c’est dû en partie à la résolution de cette fameuse équation : affirmer une brésilianité ouverte sur le reste du monde et affranchie des clichés folkloristes. Ce que l’intéressé résume ainsi : « Pour un Américain, être une star internationale est tout naturel. Pour un Brésilien, c’est presque un crime, parce qu’on ne peut l’envisager que pauvre et jouant de la samba pour les touristes. J’en ai assez de cette image de sous-développés que nous essayons de vendre… »4 .

 

— Gilberto Gil – Refazenda

 

Œuvrer pour les déshérités 

Engagé dans l’action sociale et politique (il sera ministre de la Culture sous la présidence de Lula da Silva), Gilberto Gil n’a jamais accepté le moindre ghetto, géographique, racial ou musical. Et plus qu’aucun autre il a œuvré pour un véritable enseignement de la musique dans les quartiers déshérités de son pays. Il reste aujourd’hui l’une des figures les plus inspirantes de la musique brésilienne, un passeur de sons dont peuvent se réclamer les blocos comme Olodum – ensemble de percussions afro- brésiliennes – ou les meilleures représentantes de la MPB (musique populaire brésilienne) contemporaine comme Adriana Calcanhotto, chanteuse originaire de Porto Alegre programmée en première partie de cette soirée. Fille du batteur de jazz Carlos Calcanhotto, Adriana emprunte ce même chemin de traverse ouvert par Gilberto Gil qui relie entre eux rock et samba, funk et bossa, « tropicalisant » le tout avec cette allégresse qui, en cette sombre période où la culture est redevenue indésirable pour le pouvoir en place, devient une arme politique. Adepte comme Gilberto Gil de la pensée d’Oswald de Andrade, Adriana Calcanhotto pourrait l’être de celle de Gilles Deleuze qui disait : « Le pouvoir nous veut triste et il nous faut être joyeux pour lui résister. » 

 

— Adriana Calcanhotto – « Vambora »
  • 1Le maître des carrefours, [« Master of the Crossroads », 2000], trad. de Pierre Girard, Actes Sud, 2004, p. 217.
  • 2Le mouvement anthropophage ne prône pas le rejet des cultures étrangères, mais au contraire leur appropriation, leur assimilation, leur imitation, en particulier des cultures européennes.
  • 3Caetano Veloso, Pop tropicale et révolution, Le Serpent à Plumes, 2003, p. 120.
  • 4Jean-Paul Delfino, Brasil : a música, Éditions Parenthèses, 1998, p.240.
Francis Dordor

Francis Dordor est journaliste musical, ancien rédacteur en chef du mensuel Best et reporter à l’hebdomadaire Les Inrockuptibles. Il est l’auteur de plusieurs biographies - dont celle consacrée à Bob Marley, et de Disquaires, une histoire – La passion du vinyle (2021).