Gilberto Gil a débuté comme chanteur de bossa nova, avant de composer et d’interpréter des chansons engagées. Il reste aujourd’hui l’une des figures les plus inspirantes de la musique brésilienne.
Aspirations universalistes
Sa présence sur la scène de la Philharmonie aux côtés de deux de ses fils prouve, si nécessaire, combien Gilberto Gil, 79 ans, reste attentif au lien entre les générations. Fonction dynastique qui en cache une autre bien plus fondatrice : celle de passeur de sons, de grand échangeur de musiques, voire de « maître des carrefours ».
Si le « maître des carrefours » est avant tout un personnage incontournable du panthéon vaudou – et le titre d’un roman historique de l’écrivain américain Madison Smartt Bell sur la révolution haïtienne
Né Gilberto Passos Gil Moreira, le 26 juin 1942 à Salvador de Bahia, il fait exception dès sa première apparition à la télévision en 1966 aux côtés de Vinicius de Moraes, l’un des pères de la bossa nova, et de Maria Bethânia, sœur de Caetano Veloso. Sa couleur de peau, celle d’un mulâtre très foncé lui valant même à Bahia, la ville la plus africaine du Brésil, le surnom de « Preto » (noir), et son pedigree de fils de médecin et d’enseignante, lui-même diplômé en gestion commerciale, tranchent avec la norme socio-ethnique brésilienne. D’abord vécue de manière neutre – son ami Caetano dit que sa couleur de peau « ne l’humiliait ni ne l’élevait au- dessus des autres » –, son « africanité » est rapidement adaptée en axe de revendication identitaire et d’exploration musicale dans un Brésil défini comme « structurellement raciste »
Une brésilianité ouverte
Bien que sa phase tropicaliste ait été relativement brève, elle a influencé de manière décisive son travail et sa personnalité. De ses expériences à l’ayahuasca, boisson hallucinogène amazonienne, à son arrestation et emprisonnement par la junte militaire en 1969, dont il sortira adepte du zen macrobiotique et du yoga, avant de connaître un long exil londonien, il va tirer maints enseignements. Mais surtout une approche musicale qui, tout en agrégeant des éléments glanés au fil des années, entend apporter la preuve de son enracinement. Car comme le laisse entendre Caetano Veloso, si les Brésiliens existent bien en tant que réalité socio-historique et dans la perception des autres, il n’est pas sûr qu’ils existent dans leur propre conscience. Si parmi les albums décisifs de Gilberto Gil, la trilogie en Re (Refazenda, Refavela et Realce) le fait accéder à une reconnaissance internationale, c’est dû en partie à la résolution de cette fameuse équation : affirmer une brésilianité ouverte sur le reste du monde et affranchie des clichés folkloristes. Ce que l’intéressé résume ainsi : « Pour un Américain, être une star internationale est tout naturel. Pour un Brésilien, c’est presque un crime, parce qu’on ne peut l’envisager que pauvre et jouant de la samba pour les touristes. J’en ai assez de cette image de sous-développés que nous essayons de vendre… »
Œuvrer pour les déshérités
Engagé dans l’action sociale et politique (il sera ministre de la Culture sous la présidence de Lula da Silva), Gilberto Gil n’a jamais accepté le moindre ghetto, géographique, racial ou musical. Et plus qu’aucun autre il a œuvré pour un véritable enseignement de la musique dans les quartiers déshérités de son pays. Il reste aujourd’hui l’une des figures les plus inspirantes de la musique brésilienne, un passeur de sons dont peuvent se réclamer les blocos comme Olodum – ensemble de percussions afro- brésiliennes – ou les meilleures représentantes de la MPB (musique populaire brésilienne) contemporaine comme Adriana Calcanhotto, chanteuse originaire de Porto Alegre programmée en première partie de cette soirée. Fille du batteur de jazz Carlos Calcanhotto, Adriana emprunte ce même chemin de traverse ouvert par Gilberto Gil qui relie entre eux rock et samba, funk et bossa, « tropicalisant » le tout avec cette allégresse qui, en cette sombre période où la culture est redevenue indésirable pour le pouvoir en place, devient une arme politique. Adepte comme Gilberto Gil de la pensée d’Oswald de Andrade, Adriana Calcanhotto pourrait l’être de celle de Gilles Deleuze qui disait : « Le pouvoir nous veut triste et il nous faut être joyeux pour lui résister. »