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Kenny Garrett - And Sounds from the Ancestors

Publié le 19 janvier 2023 — par Vincent Bessières

— Kenny Garrett - © DR

Avec son jazz envoûtant aux rythmiques mâtinées d'influences africaines et caribéennes, Kenny Garrett revient à la Philharmonie de Paris à la tête d'une formation haute en couleur.
— Kenny Garrett au festival Jazz à la Villette (2019)

Paru en 2021, son dernier album en date s’intitule Sounds from the Ancestors et ce titre n’est pas à prendre à la légère. Comme la plupart des jazzmen africains-américains, Kenny Garrett a une conscience aiguë d’appartenir à un continuum artistique et spirituel qui le rattache à des générations de musiciens, sur des décennies, sinon des siècles. Sa musique n’est pas uniquement la sienne : elle s’ancre dans des filiations et des territoires et, au-delà, dans une histoire diasporique dont elle constitue l’une des innombrables résurgences. « It’s Time to Come Home », proclame ainsi le morceau inaugural de son disque, alors que son saxophone alto chaloupe doucement sur les peaux effleurées autant que frappées des bata, ces tambours sacrés en forme de sablier asymétrique qui sont au cœur des cérémonies de la santeria à Cuba et que l’on retrouve en Afrique dans la religion yoruba. S’il est temps de rentrer chez soi, comme il le dit, c’est qu’il trouve dans ses racines et dans la rétrospection matière à faire du jazz une musique vibrante et le lieu d’une expérience collective.

Qui sont ces « ancêtres » dont les « sons » nourrissent l’inspiration de Kenny Garrett ? On trouve parmi eux ceux qui ont fait l’identité de Détroit, sa ville natale, l’une des capitales de la musique américaine, Stevie Wonder et Aretha Franklin, entre autres. Cette cité de l’automobile qui carburait aux hits de la Motown, fut aussi un épicentre majeur du hard bop, dans les années 1950. Bien qu’il n’y vive plus depuis longtemps, Kenny Garrett y a fait ses premières armes, poussé notamment par le trompettiste Marcus Belgrave, qui fut un mentor de l’ombre pour plusieurs générations de jazzmen de Détroit. Parmi les « ancêtres », il faut évidemment compter tous ces aînés qui ont pris Kenny Garrett sous leur aile à ses débuts, et l’ont amené dans la lumière, conscients de la valeur de ce jeune altiste feu follet, dont le son acéré et le phrasé volubile n’oubliait pas l’esprit de la soul : Miles Davis est le plus célèbre d’entre eux – avec lui, Kenny Garrett a fait plusieurs fois le tour du monde jusqu’à sa disparition en 1991 – mais on n’oubliera pas deux autres trompettistes majeurs qui furent aussi extrêmement encourageants à son égard, Freddie Hubbard et Woody Shaw. On n’oubliera pas non plus de citer le batteur Art Blakey, porte-étendard du hard bop avec les Jazz Messengers, auquel Garrett rend hommage dans son disque en l’associant à un autre grand batteur des musiques noires, Tony Allen, inventeur de ce beat afro qui, porté par Fela Kuti, a donné naissance à tout un genre.

— Kenny Garrett - © Paul Charbit

Dans la catégorie des « ancêtres », on rangera aussi les jazzmen que Kenny Garrett a pris en exemple et qui ont inspiré sa quête musicale. Parmi ces « grands anciens », on compte John Coltrane, dont Garrett a transposé le style du saxophone ténor au saxophone alto, pour forger en partie sa voix, et son disciple Pharoah Sanders, récemment disparu, qu’il avait invité à enregistrer à ses côtés sur l’album Sketches of MD paru en 2005. Comme eux, Kenny Garrett se lance à corps perdu dans l’improvisation, développant de longs solos habités qui prennent parfois des allures de transe aux élans paroxystiques. On leur associera le saxophoniste Jackie McLean, son timbre acéré d’alto, et sa quête de trouver des alternatives au phrasé du be-bop et à Charlie Parker sans pour autant les renier. Kenny Garrett lui a dédié l’une de ses compositions, « J. Mac », sur son album Seeds from the Underground en 2012. Dans son dernier opus, ce sont tous les jazzmen en général qui l’ont précédé qui sont salués par le titre « Soldiers of the Fields/Soldats des champs » (en français dans le texte), métaphore par laquelle il désigne « les légions de musiciens de jazz qui se sont battus pour garder la musique vivante », au prix souvent de conditions matérielles difficiles. Il rend hommage aussi à son cadet, le regretté trompettiste Roy Hargrove, décédé en 2018 à l’âge de 49 ans seulement, qui a su incarner à la perfection cette combinaison de tradition et de modernité qu’est le jazz, et avait une capacité à se réinventer sans rompre avec son passé.

La mémoire des pionniers

Maillon d’une chaine mémorielle et culturelle, Kenny Garrett tourne ainsi son regard et ses oreilles au-delà des seuls États-Unis, embrassant dans ses expériences différentes formes musicales qui participent toutes de la diaspora africaine. Ses récentes collaborations avec le pianiste cubain Chucho Valdés, son amitié avec le guitariste guadeloupéen Christian Laviso et d’autres encore témoignent d’une volonté d’intégrer à sa musique le patrimoine rythmique des cultures afro-atlantiques. Le précédemment cité « Soldiers of the Fields/Soldats des champs » se développe ainsi sur des superpositions rythmiques reprises de la tradition des tambours gwoka de la Guadeloupe. La présence dans son groupe depuis des années du percussionniste Rudy Bird, dont le set est composé d’instruments provenant de différentes traditions, est aussi le signe de cet attachement à embrasser une florescence de rythmes qui le relie à la Caraïbe et, au-delà, à l’Afrique, terre ancestrale à laquelle, en dernière instance, le fait remonter la musique selon un cheminement qu’empruntèrent avant lui des musiciens comme Art Blakey ou Randy Weston.

Au sein du groupe, Rudy Bird fait cependant la paire avec Ronald Bruner, batteur de Los Angeles parmi les plus à la pointe de l’époque des musiques noires urbaines, aux côtés d’artistes tels que Flying Lotus, Kendrick Lamar ou Thundercat (qui n’est autre que le frère de Ronald Bruner). Elle dit toute l’ambition de Kenny Garrett de concilier les sons du passé comme ceux du présent, et dans le constant aller-retour entre les deux, d’emporter avec lui le public dans l’éclosion des possibles que représente un concert. Le saxophoniste l’expliquait récemment à All About Jazz : « Je suis ravi de pouvoir jouer la musique [du disque], de l’élargir et de voir où tout cela va nous conduire à partir de ce point de départ. Parce qu’habituellement, c’est ce qui se passe. Parfois, vous faites un disque mais l’esprit n’y est pas tout à fait. C’est juste un schéma qui permet d’envisager des possibilités. Et c’est quand on se met à jouer en public que celles-ci prennent vraiment vie. »

Vincent Bessières

Vincent Bessières est actif dans le domaine du jazz depuis une vingtaine d’années comme journaliste en presse et radio (Jazzman, So Jazz, Jazz News, L’Express, France Musique...), commissaire d’exposition ("We Want Miles" en 2009, "Django Reinhardt, Swing de Paris" en 2013, "Jazz & Love" en 2019), producteur de disques pour le label jazz&people et directeur artistique.