Musicien à la curiosité toujours en éveil, Kirill Petrenko, directeur musical des Berliner Philharmoniker depuis 2019, veut rendre hommage à l’histoire de l’orchestre. En deux concerts, il fait dialoguer les traditions austro-allemande et russe, entre grand répertoire et raretés.
L’audace de la nomination en 2015 de Kirill Petrenko à la tête des Berliner Philharmoniker reste dans les mémoires. De véritables têtes d’affiche – en premier lieu Christian Thielemann, soutenu par une partie des musiciens – comptaient bien inscrire leur nom dans l’histoire prestigieuse de cette formation centenaire. Finalement, ce fut un outsider, peu connu du grand public et réputé avant tout comme chef lyrique, qui l’emporta. Ce succès inespéré venait récompenser une carrière menée avec sagesse, rappelant celle des grands chefs d’autrefois, qui apprenaient le métier dans la fosse et dans des maisons modestes.
Né en 1972 à Omsk, en Sibérie, une ville au climat rude marquée par l’industrie de l’armement et de la pétrochimie, Kirill Petrenko est issu d’un milieu musical : son père est violon solo et sa mère musicologue. Il étudie le piano et, à l’âge de 18 ans, s’installe avec sa famille en Autriche, avant de rejoindre Vienne pour se former à la direction d’orchestre. En 1997, il devient Kapellmeister au Volksoper de Vienne, puis, deux ans plus tard, Generalmusikdirektor du Staatstheater de Meiningen. « Mon séjour à Meiningen a été la base de toute ma carrière ultérieure. Ce fut une période d’apprentissage inestimable », confie-t-il, dans un rare entretien accordé au musicologue Malte Krasting. Il occupe ensuite le même poste à la Komische Oper de Berlin, puis à l’Opéra de Munich (jusqu’en 2020). Dans le domaine lyrique, Kirill Petrenko accumule les triomphes : La Femme sans ombre de Strauss, Lulu de Berg et le Ring de Wagner ont marqué les esprits. De 2006 à 2010, il est invité à l’Opéra de Lyon pour la trilogie des opéras de Tchaïkovski sur des textes de Pouchkine, mis en scène par Peter Stein (Mazeppa, Eugène Onéguine et La Dame de pique).
Il est d’autant plus étonnant que Petrenko ait été choisi comme chef à Berlin que son expérience du monde symphonique était limitée. Lui-même n’avait joué précédemment avec les Berliner Philharmoniker qu’à trois reprises. Et des pans entiers du répertoire lui étaient inconnus. Non pas des œuvres marginales, mais ce qui en fait le cœur même, comme de nombreuses symphonies de Beethoven, Brahms et Schubert. Conscient peut-être de ce pari un peu fou, Petrenko refusa d’abord sa nomination, avant de succomber à l’attraction irrésistible de l’orchestre : « Les mots ne peuvent pas exprimer mes sentiments – une euphorie, une grande joie, mêlées de crainte et d’incrédulité (…) J’espère que nous partagerons ensemble beaucoup de moments de bonheur, qui récompenseront un travail acharné et donneront un sens artistique à notre vie. »
Depuis, Kirill Petrenko trace son sillon imperturbablement. « Je fais les choses aussi lentement que possible, dans une logique d’anti-carrière », déclare-t-il. Perfectionniste dans l’âme, il travaille ses nouveaux programmes pendant des mois, seul à sa table de travail. Il ne goûte guère les interviews et choisit avec un soin extrême son répertoire. Se dessine alors l’image d’un artiste réservé, d’un rat de bibliothèque oublieux de la fureur du monde. S’il est de nature timide, voire introvertie dans la vie, sur scène il se donne sans compter et ses concerts, pour ceux qui ont eu la chance de l’entendre, brillent d’un éclat étonnant.
Petrenko ne cache pas son intérêt pour des compositeurs délaissés, principalement du XXe siècle. Ainsi, il dirigera la saison prochaine, avec son orchestre, des partitions de Hartmann (le superbe Concerto funèbre pour violon), Zimmermann (Photoptosis), Lutoslawski (Symphonie n° 1), Schulhoff (Symphonie n° 2), et même de l’obscur Leone Sinigaglia. S’il est un musicien à la curiosité toujours en éveil, il n’en oublie pas moins l’histoire de l’orchestre et les apports successifs des grandes figures qui l’ont façonné : « J’essaie de comprendre à quel point Wilhelm Furtwängler était une figure unique dans le monde de la direction. J’écoute ses enregistrements avec fascination – bien que ses approches interprétatives soient différentes des miennes, Furtwängler a implanté dans les Berliner Philharmoniker un gène qui peut encore être perceptible aujourd’hui. Comme moi, Herbert von Karajan a été dans les provinces pendant de nombreuses années et y a développé son expertise. (…) Sur cette base, j’aimerais poursuivre ce que Claudio Abbado et, plus récemment, Simon Rattle ont accompli – l’expansion du répertoire, la qualité unique du son de l’orchestre. » S’il ne cite pas Sergiu Celibidache, qui a brièvement dirigé les Berliner Philharmoniker après la guerre, nous sommes pourtant tentés de rapprocher ces deux fortes personnalités : comme le chef roumain, Kirill Petrenko est un artiste extraordinairement méticuleux, d’une rare exigence pendant les répétitions, et comme lui il entretient un rapport plus que distant avec le disque.
Pour les concerts des 4 et 5 septembre de celui qui, auparavant, avait peu dirigé à Paris, des pages célèbres de Schubert, Tchaïkovski et Prokofiev côtoient les Métamorphoses symphoniques de Hindemith et Conte d’été de son cher Josef Suk – à qui il a consacré une de ses rares réalisations discographiques. Des programmes à son image : sans concessions et ouverts à la nouveauté.