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The Köln Concert - Entretien avec Thomas Enhco & Maki Namekawa

Publié le 10 mars 2023 — par Tristan Duval-Cos

— The Köln Concert revisité par Thomas Enhco & Maki Namekawa

Carton d’ouverture : Entretien - The Köln Concert - Thomas Enhco & Maki Namekawa

Maki Namekawa :  Je vais jouer chaque note exactement comme elle a été retranscrite. Je trouve ça passionnant d’essayer de rendre cette musique telle qu’elle a été posée sur le papier. À mesure que je joue chacune de ces notes, j’ai le bonheur de faire renaître sous mes doigts les idées et la pensée de Keith.

Thomas Enhco : C’est très intéressant, car mon approche sera exactement l’inverse. Je suis pianiste de jazz, et j’écoute les enregistrements de Keith Jarrett et ses concerts depuis mon adolescence. Et la chose qui me frappe, parmi beaucoup d’autres, dans la créativité de Keith, c’est sa capacité à improviser à partir de rien. J’ai découvert The Köln Concert assez tard, il y a quelques années seulement. Ce n’est pas le premier disque de Keith Jarrett que j’ai découvert. Je l’ai connu à travers ses standards, aussi bien solo qu’avec le trio, et aussi l’album Facing You et d’autres, totalement improvisés, avant d’écouter The Köln Concert. L’approche que nous avons choisie pour ces concerts est très intéressante. Maki va jouer note pour note la transcription d’une pièce qu’il a totalement improvisée, tandis que moi, je vais improviser sur un matériau qui est en quelque sorte l’essence de cette improvisation, parce qu’on peut isoler, dans cette improvisation, des thèmes, des harmonies, des grooves qui composent une sorte de standard sur lequel on peut improviser à son tour.

Maki Namekawa : En ce moment, je joue dans mon programme une autre œuvre de Keith Jarrett, Ritual. Je l’ai vu cette année, en mars, et j’ai travaillé avec lui sur cette pièce, Ritual. Et je voulais savoir d’où venait ce titre, Ritual. J’ai eu beau le jouer et travailler dessus sans relâche, je n’arrivais pas à trouver l’explication de ce titre. Et un jour, Keith m’a dit : « Plusieurs motifs reviennent et se répètent à plusieurs reprises. » Et ça, pour lui, c’est un rituel. C’est une sorte de rituel dans sa tête. La répétition est très importante pour lui, elle lui permet de construire sa pensée, sa philosophie, de se concentrer sur le point qu’il cherche à atteindre.

Thomas Enhco : En tant que compositeur, je sais que quand je développe une idée, je répète. C’est comme prendre de la glaise et d’essayer d’y trouver quelque chose. Je pense que, quand Keith Jarrett improvise, il compose aussi en temps réel. Ce sont des compositions en temps réel. Sauf qu’elles ne sont pas écrites. L’improvisation du Köln Concert a été transcrite parce que - coup de chance - elle a été enregistrée. Sans quoi, elle aurait été éphémère. Pour moi, cette manière de répéter les motifs, de rechercher quelque chose, c’est une façon de composer. Ce projet, qui réunit une pianiste classique qui va interpréter la transcription et un pianiste de jazz qui va improviser sur l’impro, est un projet très pointu et intéressant. Cela permettra au public d’écouter et de s’interroger sur ce que sont la création, l’interprétation, l’improvisation, sur pourquoi on écrit des partitions. Ça nous fait remonter aux racines de la musique, quand la transmission n’était qu’orale.

Entretien réalisé par Tristan Duval-Cos
Vidéo réalisée par Yann Bertin
© Cité de la musique – Philharmonie de Paris, 2022

Monument de l’histoire de l’improvisation pianistique, le Köln Concert de Keith Jarrett est présenté dans une nouvelle version par Thomas Enhco et Maki Namekawa.

Rien ne destinait à la postérité cette étrange soirée du vendredi 24 janvier 1975. Arrivé fatigué de Lausanne où il s’est produit la veille, Keith Jarrett découvre à Cologne un piano Bösendorfer mal accordé et dont certaines touches ne répondent pas. L’accordeur appelé en urgence fait du mieux qu’il peut. La production s’inquiète, Jarrett menace de renvoyer les ingénieurs du son en charge de l’enregistrement. Le concert s’annonçait comme une prestation ratée lorsque Jarrett finit par monter sur scène. Tout commence comme une boutade, puisque les premières notes du concert – ce simple motif soldosolla – singent en fait la sonnerie de l’Opéra de Cologne qui, en retentissant continuellement pour inviter les spectateurs à entrer en salle, avait achevé de mettre en rogne le pianiste américain. Ironie de l’histoire, ces quelques notes ouvrent la voie vers une improvisation d’une richesse et d’un magnétisme inégalés.

Ce qui fascine dans ce concert, c’est la limpidité de la ligne mélodique, immédiatement reconnaissable, l’inventivité des improvisations et la beauté des accords tantôt proches d’un lamento romantique, tantôt virulents et emportés. Composé de quatre parties, dont la dernière est un rappel, le Köln Concert déploie une série d’improvisations lancées par Jarrett selon un motif initial qui fournit une trame, engendrant au fur et à mesure des variations sur les tonalités et les rythmes.

La musique au fil des doigts

Souvent guidée par un ferme ostinato à la main gauche – notamment dans la deuxième partie, où la note est presque continuellement martelée selon un tempo rapide de doubles croches –, la main droite développe des variations en guirlandes de notes au fil desquelles Keith Jarrett laisse libre cours à l’improvisation. Telle est la beauté du Köln Concert saisie dans l’instant pur : ces longues minutes où le temps paraît s’étirer permettent par contrecoup de mettre en valeur les magnifiques instants où Keith Jarrett semble avoir trouvé la note qu’il recherchait. En laissant courir le même accord sur des mesures entières, Jarrett fait émerger la grâce en ces brefs instants où la musique jaillit sous ses doigts, créée à l’instant même où elle retentit. Renouant en cela avec ce qui constitue l’essence même de la musique – à savoir, son caractère éphémère et volatile –, les improvisations du Köln Concert offrent une épure de la création musicale dans sa forme la plus cristalline et la plus immédiate. Ce concert improvisé, qui s’est immédiatement imposé comme un classique du répertoire de Keith Jarrett, s’offre comme un joyau brut, tout juste sorti de sa gangue. À la parution du disque, les ventes s’envolent et le jazzman devient une star, à tel point que le grand public ne le connaît bien souvent que par cet enregistrement.

Du jazz au classique

Dès lors, c’est à cette œuvre historique que Thomas Enhco et Maki Namekawa reviennent lors d’un concert inédit, proposant de revisiter le mémorable concert de Keith Jarrett. De formation classique, Maki Namekawa s’attache à restituer fidèlement la partition du concert transcrite d’après l’enregistrement ; de son côté, c’est en pianiste de jazz que Thomas Enhco propose une nouvelle improvisation à partir de la trame mélodique initiale. Ainsi, c’est une œuvre réinventée que nous offrent les deux pianistes pour perpétuer l’aura de ce concert devenu emblématique. Familière de l’œuvre du pianiste, Maki Namekawa a déjà interprété en mai 2022 une pièce de Keith Jarrett pour piano solo, intitulée Ritual. Selon elle, la répétition des accords et des motifs, récurrents dans l’œuvre de Jarrett, constitue précisément ce « rituel » qui était à la fois celui de l’improvisation, mais aussi celui de la composition. Travaillant cette dimension hypnotique, Thomas Enhco entend à son tour faire vivre les harmonies et les thèmes qui émanent de cette « essence première » que constitue la transcription du concert originellement improvisé par Jarrett.

Improvisation devenue transcription écrite, le Köln Concert s’est affirmé comme une pierre angulaire du répertoire pianistique ; et à ce titre, cette œuvre pose la question du rapport entre musique classique et jazz. Le duo formé par Maki Namekawa et Thomas Enhco veut ainsi présenter une version tant singulière que novatrice du Köln Concert : la rencontre des traditions classique et du jazz. Dans les dernières décennies de sa carrière, Keith Jarrett s’est rapproché de la musique classique, enregistrant notamment Le Clavier bien tempéré de Bach en 1987, ainsi que les Variations Goldberg au clavecin en 1989. Mis à l’honneur par Maki Namekawa et Thomas Enhco, c’est, pour ainsi dire, le classique qui se rapproche de Keith Jarrett – comme pour démontrer, si besoin en était, que le Köln Concert est définitivement un « classique » du jazz.

Tristan Duval-Cos

Responsable des colloques & conférences à la Philharmonie de Paris

  • Entretien avec Maki Namekawa et Thomas Enhco mené en avril 2022 par Tristan Duval-Cos à la Philharmonie de Paris.
  • Vidéo réalisée par Yann Bertin.
  • Production Cité de la musique - Philharmonie de Paris.