Rien ne destinait à la postérité cette étrange soirée du vendredi 24 janvier 1975. Arrivé fatigué de Lausanne où il s’est produit la veille, Keith Jarrett découvre à Cologne un piano Bösendorfer mal accordé et dont certaines touches ne répondent pas. L’accordeur appelé en urgence fait du mieux qu’il peut. La production s’inquiète, Jarrett menace de renvoyer les ingénieurs du son en charge de l’enregistrement. Le concert s’annonçait comme une prestation ratée lorsque Jarrett finit par monter sur scène. Tout commence comme une boutade, puisque les premières notes du concert – ce simple motif sol–ré–do–sol–la – singent en fait la sonnerie de l’Opéra de Cologne qui, en retentissant continuellement pour inviter les spectateurs à entrer en salle, avait achevé de mettre en rogne le pianiste américain. Ironie de l’histoire, ces quelques notes ouvrent la voie vers une improvisation d’une richesse et d’un magnétisme inégalés.
Ce qui fascine dans ce concert, c’est la limpidité de la ligne mélodique, immédiatement reconnaissable, l’inventivité des improvisations et la beauté des accords tantôt proches d’un lamento romantique, tantôt virulents et emportés. Composé de quatre parties, dont la dernière est un rappel, le Köln Concert déploie une série d’improvisations lancées par Jarrett selon un motif initial qui fournit une trame, engendrant au fur et à mesure des variations sur les tonalités et les rythmes.
La musique au fil des doigts
Souvent guidée par un ferme ostinato à la main gauche – notamment dans la deuxième partie, où la note ré est presque continuellement martelée selon un tempo rapide de doubles croches –, la main droite développe des variations en guirlandes de notes au fil desquelles Keith Jarrett laisse libre cours à l’improvisation. Telle est la beauté du Köln Concert saisie dans l’instant pur : ces longues minutes où le temps paraît s’étirer permettent par contrecoup de mettre en valeur les magnifiques instants où Keith Jarrett semble avoir trouvé la note qu’il recherchait. En laissant courir le même accord sur des mesures entières, Jarrett fait émerger la grâce en ces brefs instants où la musique jaillit sous ses doigts, créée à l’instant même où elle retentit. Renouant en cela avec ce qui constitue l’essence même de la musique – à savoir, son caractère éphémère et volatile –, les improvisations du Köln Concert offrent une épure de la création musicale dans sa forme la plus cristalline et la plus immédiate. Ce concert improvisé, qui s’est immédiatement imposé comme un classique du répertoire de Keith Jarrett, s’offre comme un joyau brut, tout juste sorti de sa gangue. À la parution du disque, les ventes s’envolent et le jazzman devient une star, à tel point que le grand public ne le connaît bien souvent que par cet enregistrement.
Du jazz au classique
Dès lors, c’est à cette œuvre historique que Thomas Enhco et Maki Namekawa reviennent lors d’un concert inédit, proposant de revisiter le mémorable concert de Keith Jarrett. De formation classique, Maki Namekawa s’attache à restituer fidèlement la partition du concert transcrite d’après l’enregistrement ; de son côté, c’est en pianiste de jazz que Thomas Enhco propose une nouvelle improvisation à partir de la trame mélodique initiale. Ainsi, c’est une œuvre réinventée que nous offrent les deux pianistes pour perpétuer l’aura de ce concert devenu emblématique. Familière de l’œuvre du pianiste, Maki Namekawa a déjà interprété en mai 2022 une pièce de Keith Jarrett pour piano solo, intitulée Ritual. Selon elle, la répétition des accords et des motifs, récurrents dans l’œuvre de Jarrett, constitue précisément ce « rituel » qui était à la fois celui de l’improvisation, mais aussi celui de la composition. Travaillant cette dimension hypnotique, Thomas Enhco entend à son tour faire vivre les harmonies et les thèmes qui émanent de cette « essence première » que constitue la transcription du concert originellement improvisé par Jarrett.
Improvisation devenue transcription écrite, le Köln Concert s’est affirmé comme une pierre angulaire du répertoire pianistique ; et à ce titre, cette œuvre pose la question du rapport entre musique classique et jazz. Le duo formé par Maki Namekawa et Thomas Enhco veut ainsi présenter une version tant singulière que novatrice du Köln Concert : la rencontre des traditions classique et du jazz. Dans les dernières décennies de sa carrière, Keith Jarrett s’est rapproché de la musique classique, enregistrant notamment Le Clavier bien tempéré de Bach en 1987, ainsi que les Variations Goldberg au clavecin en 1989. Mis à l’honneur par Maki Namekawa et Thomas Enhco, c’est, pour ainsi dire, le classique qui se rapproche de Keith Jarrett – comme pour démontrer, si besoin en était, que le Köln Concert est définitivement un « classique » du jazz.