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L’ « heure bleue », un espace liminal entre la vie et la mort

Publié le 23 septembre 2025 — par Shara Nova

— Les compositrices de The Blue Hour. De gauche à droite : Angélica Negrón, Shara Nova, Sarah Kirkland Snider, Rachel Grimes, Caroline Shaw - © Anja Schutz

Shara Nova interprète The Blue Hour, une œuvre collaborative écrite avec quatre autres compositrices autour d’un texte de la poétesse Carolyn Forché, qui mêle intime et politique.

Comment est né The Blue Hour ?

Shara Nova : Le projet est tout droit sorti de l’imagination des musiciens du collectif bostonien A Far Cry : ce sont eux qui ont eu l’idée de réunir cinq compositrices. J’avais déjà collaboré, à de nombreuses reprises, avec Sarah Kirkland Snider et nous étions toutes deux fans de Rachel Grimes. Je ne connaissais toutefois pas encore Angélica Negrón personnellement. Quant à Caroline Shaw, je l’avais déjà rencontrée, notamment en travaillant avec l’ensemble vocal Roomful of Teeth, mais c’est A Far Cry qui nous a réunies pour travailler ensemble.

Vous n’aviez jamais collaboré à la composition d’une pièce de musique de grande envergure : comment vous y êtes-vous prises pour vous constituer en collectif de compositrices ?

Un premier défi fut de trouver un modus operandi entre nous, qui vivions loin les unes des autres, avant même de déterminer le discours que nous allions pouvoir dérouler. Au cours de nos premières rencontres, nous avons donc discuté d’une flopée de poèmes et d’idées diverses et variées. C’est lors d’une de ces rencontres que Rachel Grimes a présenté On Earth de Carolyn Forché. Nous avons toutes été captivées par ce poème et son imaginaire incroyable. Carolyn Forché y évoque ces flashs d’images qui défilent devant les yeux d’une personne lorsqu’elle passe de vie à trépas – il n’y a là aucune ligne narrative, simplement une succession de pensées fulgurantes, de vie quotidienne comme de guerre. Et quand bien même le poème a été écrit au printemps 2001, donc quelques mois avant le 11 septembre, il situe sa réflexion dans la perspective de l’extinction de l’espèce humaine. Il s’agit donc aussi bien de la perte d’un individu que de la vie humaine dans son ensemble. 

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— Shara Nova, "The Blue Hour"

Comme un requiem profane contemporain ?

En quelque sorte. Quoi qu’il en soit, chacune d’entre nous y a trouvé matière à inspiration. Le poème se présente de surcroît sous la forme d’un abécédaire, ce qui nous a permis de choisir les vers qui nous touchaient, nous émouvaient, et de facilement combler les éventuelles lacunes. C’est étonnant, mais personne n’a choisi les mêmes fragments ! Nous aimions toutes des passages différents. 

Vers quelles thématiques chacune d’entre vous s’est-elle tournée ?

Je commence par moi, car c’est le plus facile : j’ai été séduite par les passages les plus fantomatiques, ou les plus spirituels, ceux où Carolyn Forché interroge l’existence et la nature du divin. J’ai aussi voulu mettre en musique l’introduction du poème, qui s’ouvre sur une évocation d’Hiroshima. Sarah Kirkland Snider, quant à elle, a choisi tous les passages narratifs à la première personne, retraçant le destin d’un individu : elle a cherché tous les « je ». Angélica Negrón a porté son dévolu sur des fragments parfois très oniriques, songeant aux nuages et aux esprits, tandis que d’autres de ses chants se débattent avec une lutte bien plus terre à terre : celle d’apprendre une nouvelle langue. Les passages retenus par Rachel Grimes comptent soit parmi les plus douloureux de la pièce, soit parmi les plus facétieux – la guerre et la frivolité… Caroline Shaw, enfin, s’est intéressée à des microcosmes : elle en tire une chanson tout entière de quelques mots. Aucune d’entre nous n’est allée aussi loin qu’elle dans le détail textuel.

Comment s’est alors nouée la conversation ? Comment les grandes décisions, formelles ou esthétiques, ont-elles été prises ? Et comment les cinq discours musicaux s’articulent-ils et se répondent-ils ?

Après s’être ainsi plus ou moins mises d’accord sur le cœur de l’œuvre, nous avons pu commencer. J’avais choisi l’ouverture du poème, il m’a donc semblé logique d’être la première à me lancer, et j’ai envoyé aux autres toutes mes esquisses. Pas seulement celles du début de la pièce, mais pour tous les fragments du poème que j’avais choisis, qui se répartissent sur toute sa longueur. Avant même d’en terminer l’orchestration, j’ai mis tout ce matériau dans un dossier en ligne. C’était une manière d’offrir aux autres une matière à laquelle elles pouvaient réagir. C’est ainsi que Sarah Kirkland Snider s’est mise à tisser certaines de mes pièces entre elles pour donner le sentiment d’une continuité – ma musique et celle de Sarah sont d’ailleurs les seules qui se répondent de manière évidente. Puis Caroline Shaw a composé un refrain, qui revient de façon récurrente d’un bout à l’autre de la pièce, afin de donner le sentiment, en écho à la forme du texte, de revenir régulièrement vers un lieu familier.

Pour le reste, l’essentiel de la coordination entre nous a surtout concerné le fait de connaître la texture générale de la musique qui vient avant et après les fragments que nous avions chacune choisis. Nous avons toutes réalisé nos propres orchestrations, en essayant de respecter celles des autres. L’une ou l’autre aurait très bien pu dire « je n’aime pas tel ou tel passage », mais cela n’est jamais arrivé. Chaque compositrice a pu jouir d’une certaine indépendance. Le processus a ainsi été fondamentalement démocratique, chacune d’entre nous gardant toutefois une forme de liberté.

Portrait individuel de Shara Nova
— Shara Nova - © Shervin Lainez

Carolyn Forché a-t-elle pris part au processus créatif ?

Oui. Dans un premier temps, elle a été ravie d’apprendre notre projet. Ensuite, elle a eu la gentillesse de nous parler du poème, de la manière dont il était né et dont elle l’avait écrit. Elle nous a plongées dans son propre processus d’écriture. Mais elle a surtout tenu à ce que nous nous sentions le plus libres possible dans le traitement de son texte. Nous n’étions absolument pas obligées de préserver sa forme –c’est nous qui avons tenu à garder sa structure en abécédaire. Enfin, elle a assisté à la création, et elle en a été ravie.

Le titre, The Blue Hour, est d’ailleurs repris du titre de son recueil dans lequel figure On Earth… 

Oui, « l’heure bleue », c’est cet instant fugace, à l’aube et au crépuscule, qui sépare le jour de la nuit, la lumière de l’obscurité. Nous avons gardé ce titre, car nous avions le sentiment qu’il encapsulait exactement le sujet de la pièce : cet espace liminal, entre la vie et la mort.

Pourquoi chanter la pièce vous-même ?

Ce n’était pas prévu au départ. Je n’ai d’ailleurs pas chanté pour la création. On me l’avait demandé, mais j’avais le sentiment que ma place était dans la salle. Je n’étais pas certaine de pouvoir assumer mes deux casquettes de compositrice et d’interprète en même temps, pas certaine non plus d’être capable de prendre le recul nécessaire à une vision globale.

Ce n’est que quand on m’a sollicitée pour enregistrer la pièce que je me suis enfin sentie à l’aise, en mesure de prendre une certaine liberté artistique – ce que toute l’équipe m’a permis de faire, bien heureusement.

Cela reste un défi considérable. La musique peut paraître assez simple à l’écoute, mais, dans certains passages, on change de carrure à chaque mesure ! C’est une expérience en soi, de partager au public la si belle et si terrible transcendance qui se trouve au cœur de la pièce.

 

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas

Shara Nova

Née dans le Michigan, Shara Nova est une compositrice, chanteuse et productrice qui évolue entre pop, théâtre musical, opéra et musique chorale. Elle se produit également sous le nom de My Brightest Diamond.