Appréhender l’œuvre d’Unsuk Chin, dont Spira donnée en création française le 15 septembre, est un parcours sinueux et passionnant que la compositrice a voulu ludique, semé de pièges, de faux-semblants et de tiroirs multiples.
Le premier piège tendu concerne sa nationalité. Unsuk Chin est née à Séoul en 1961, mais la culture musicale sud-coréenne ne transparait que très peu dans sa musique. Notons que la tradition musicale coréenne elle-même a quasiment disparu aujourd’hui, interrompue par l’occupation japonaise en 1910, et la compositrice n’y a eu accès que de très loin. Durant son enfance, elle a surtout été baignée par des musiques occidentales. Si la Corée est présente dans son œuvre, c’est davantage au travers de souvenirs d’enfance, comme ces images musicales de théâtre de rue ressuscitées dans Gougalōn (2009-2011).
Unsuk Chin n’en nourrit pas moins une authentique fascination pour les musiques extra-européennes, notamment le gamelan balinais qui irrigue son œuvre de couleurs moirées et fluides, sans cesse changeantes. Mais cette fascination ne doit pas nous tromper : si elle s’approprie certains éléments musicaux glanés ça et là, c’est toujours avec la plus grande circonspection. Et quand la référence est évidente, reconnaissable ou identifiable, c’est sans doute qu’elle est ironique ou sarcastique, ou alors qu’il s’agit du projet de la pièce. Ainsi, pour composer Miroir des temps (1999), elle trouve dans la musique du haut Moyen Âge et de la renaissance un nouveau souffle : elle reprend notamment un virelai chypriote, une ballata de Johannes Ciconia et compose des hommages à Pérotin et Guillaume de Machaut.
Le piège suivant est également de nature biographique : il concerne le parcours de la compositrice, à commencer par son long apprentissage auprès de György Ligeti. Si l’influence du maître est littéralement palpable dans certaines partitions d’Unsuk Chin – citons parmi d’autres les Études pour piano (2003), que l’on peut considérer comme un exercice de composition en hommage aux Études pour piano de Ligeti, en même temps qu’aux héros de celui-ci (on entend un lointain souvenir des dérèglements rythmiques de Conlon Nancarrow dans l’Étude n° 4 « Scalen » , ou l’imagerie colorée de Debussy dans l’Étude n° 6 « Grains » ) –, la voix de l’élève a peu en commun avec celle du maître.
Plus qu’une influence musicale, c’est l’approche de l’écriture ligetiste, sa manière si singulière d’envisager la composition, qu’elle s’approprie : cette capacité qu’il a eue, d’un bout à l’autre de sa carrière, de changer radicalement son style et de l’élargir inlassablement, ainsi que le regard quasi scientifique qu’il pose sur la composition. S’emparer d’un concept et l’épuiser, avant de passer au suivant,
Elle partage aussi avec Ligeti sa passion pour les objets mathématiques, formidable réservoir de modèles qu’elle peut à sa guise transposer à l’écriture. L’exemple de Rocaná pour orchestre (2008) est éloquent : travaillant par auto-ressemblance, Unsuk Chin fait l’expérience d’une forme musicale « fractale ».
C’est du reste un modèle mathématique, celui de la spirale, qu’Unsuk Chin a utilisé pour sa nouvelle pièce, Spira. Elle emprunte d’ailleurs son titre à la « Spira mirabilis », la merveilleuse spirale, du mathématicien suisse du XVIIe siècle, Jakob Bernoulli. D’un point de vue compositionnel, c’est la résonance du vibraphone qui sert de « cellule primordiale » et croît ensuite à la manière d’une plante à partir d’une graine.
Tout comme chez Ligeti, cette fascination pour les mathématiques va de pair avec un goût prononcé pour le jeu. Au moyen de parodies ou d’imitations, de jeux de mots ou de jeux de contraintes, Unsuk Chin poursuit, dans le domaine musical, le travail ouvert par les littérateurs de l’Oulipo
Cantatrix Sopranica pour deux sopranos, contre-ténor et ensemble (2005) est sans doute l’œuvre la plus emblématique de cette veine d’inspiration ludico-artistique. S’inspirant de l’ouvrage éponyme de Georges Perec
Comme chez les Oulipiens, la contrainte est le lieu de la liberté. Dans la rigidité de son cadre, elle laisse s’exprimer une fantaisie délicate et foisonnante, souvent imprévisible.
Eu égard à son goût pour l’autoréférence, l’absurde, les jeux mathématiques et autres jeux de contraintes, on ne s’étonnera pas de l’attirance d’Unsuk Chin pour Alice au pays des merveilles. C’est en effet le chef-d’œuvre de Lewis Carroll qui lui a inspiré son unique opéra à ce jour (Alice in Wonderland composé entre 2004 et 2007 et créé à Munich en 2007). « Le récit, remarque Unsuk Chin, est une suite de jeux de mots, de situations absurdes et de “nonsense”. Leur logique tordue brosse un tableau d’un univers alternatif, régi par des règles physiques différentes des nôtres. Pour moi, Lewis Carroll est le premier surréaliste – dans son œuvre, tout est rêve. »
« Rêve » est sans doute l’un des mots clefs les plus révélateurs pour pénétrer l’univers d’Unsuk Chin, et l’un des aspects qu’elle travaille le plus assidument. C’est au travers du prisme de l’onirisme qu’il faut comprendre ses titres aux allures à la fois fantasmatiques et mystérieuses : Fanfare chimérique (2010), Fantaisie mécanique (1997). Et si l’orchestre est pour elle une «machine à illusion » qu’elle utiliserait comme un potier son tour, sa musique devient quant à elle un reflet de ses rêves.