Le compositeur américain nous plonge dans le monde de l’enfance, une enfance fantasmée qui penche fortement vers le surréalisme. C’est spécialement pour le duo de piano de Katia et Marielle Labèque que Michael Riesman a adapté dix scènes de l’opéra.
Après Orphée et La Belle et la Bête, Glass clôt sa trilogie opératique consacrée au poly-artiste français en s’emparant d’une œuvre plus intimiste et qui n’est pas, cette fois, la relecture d’un mythe ou d’un conte bien connu. Paru en 1929, le livre s’inspire de l’enfance de deux amis du poète, Jean et Jeanne Bourgoint, et témoigne de la conviction de Cocteau quant au pouvoir de l’imagination à transformer le réel.
L’histoire se déroule principalement entre les quatre murs d’une chambre d’enfant : celle du jeune Paul. Car Paul a été la victime d’une bien mauvaise blague : le caïd de son école (une de ces brutes magnifiques qui fascinaient Cocteau) lui a lancé une boule de neige dans laquelle il avait dissimulé un caillou. Atteint en pleine poitrine, Paul s’est évanoui. À son réveil, il est paralysé et doit garder le lit. À ce malheur s’en ajoute bientôt un autre : sa mère, malade depuis longtemps, meurt. Cependant, plus qu’une prison, la chambre devient un théâtre permanent où le rejoint sa sœur Élisabeth. Le frère et la sœur se retrouvent ainsi seuls au monde. Un monde qu’ils refusent et rejettent au-dehors, préférant s’enfermer dans une autre réalité, la leur, qu’ils s’inventent en toute liberté. Cependant, au fil du temps, et à mesure que ces enfants terribles entrent dans l’âge adulte, cette liberté se pervertit. Jusqu’au tragique : les jeux d’enfants sèment la destruction et la mort.
Après avoir mêlé opéra et film dans Orphée et La Belle et la Bête, Philip Glass se tourne ici vers l'opéra dansé, avec la complicité de la chorégraphe Susan Marshall. Ce choix explique sans doute l’énergie et les contrastes dynamiques et rythmiques, parfois étonnamment sautillants – dans un délicat équilibre entre fraîcheur et ironie, entre humour et tragédie, entre ludique et désir. Le sujet même du livre donne aussi l’occasion à Philip Glass de faire éclater en un chaos indéchiffrable l’ordonnancement habituellement si maîtrisé de son écriture.
C’est spécialement pour le duo de piano des sœurs Labèque que l’arrangeur « officiel » de Philip Glass, Michael Riesman, a adapté, outre l’Ouverture, dix scènes de l’opéra. Dans la première scène, Paul vient de recevoir la boule de neige scélérate. Suit un interlude instrumental de somnambulisme, précédant une violente dispute qui oppose Élisabeth à Gérard, un ami de Paul tombé amoureux d’elle. Dans les scènes suivantes, le théâtre imaginaire des deux enfants (devenant adultes) occupe tout l’espace, dans des couleurs évoquant parfois délicatement, au détour d’une phrase, L’Enfant et les sortilèges de Ravel. Place ensuite aux manipulations et, enfin, au tragique dénouement de la pièce.
Le kaléidoscope de couleurs, caractéristique de la musique de Glass, trouve dans le duo de pianos un support abouti et malléable. Dans la constance du timbre, l’évolution lente des harmonies et des rythmes s’enroule et voyage. La monotonie chamarrée prend alors la forme des illusions comme des tourments de ces enfants abandonnés à eux-mêmes, puis de ces adultes sans esprit ni maturité.