Le Trio Joubran célèbre ses vingt ans d’existence avec une série de concerts spécialement conçus pour la circonstance, dont celui donné à la Philharmonie de Paris. La tournée s’intitule Vingt printemps. Est-ce une manière de suggérer que le groupe traverse le temps en abordant chaque année comme un printemps, un nouveau départ?
Adnan Joubran
Exactement. D’abord, nous ne voulions pas dire «Vingt ans» pour ne pas paraître trop vieux (sourire). J’avais pensé à «Déjà vingt ans», qui traduit bien l’impression que j’ai : ce temps a passé très vite. Nous aurions pu dire aussi «Vingt hivers» ou «Vingt automnes» car le printemps suggère quelque chose de joyeux, mais les années ne sont pas toutes joyeuses et on ne peut pas être tout le temps joyeux. Avec «Vingt printemps», il y a vraiment l’idée d’un renouvellement continuel et de quelque chose qui ne va jamais s’arrêter.
Que ressentez-vous en franchissant ce cap symbolique?
A. J. – La préparation des concerts a été très remuante au niveau émotionnel. Nous nous sommes retrouvés tous les trois pour retraverser ensemble notre discographie, en particulier nos premiers morceaux. Je suis aussi allé rendre visite à des amis dans le quartier de la Porte de Versailles, où j’ai vécu quand je suis arrivé en France et où je n’étais pas retourné depuis très longtemps. À l’époque, quand nous avons démarré le groupe, j’avais 18 ans. Venant directement de Nazareth, je suis arrivé à Paris en 2004. Tout était nouveau pour moi. J’ai rapidement senti une hospitalité chaleureuse et une grande ouverture aux musiques du monde. Après avoir vécu dix ans à Paris, où j’ai encore un pied-à-terre, j’habite désormais principalement à Londres et je n’y perçois pas la même chose. Cet anniversaire nous amène ainsi à faire resurgir des moments marquants et à ressentir des émotions intenses. Nous sommes particulièrement honorés d’être invités à la Philharmonie de Paris, où nous n’avions encore jamais joué. Nos rencontres avec le public parisien sont toujours très fortes, j’ai hâte de vivre celle-ci.
Comment se structure le programme musical du concert?
A. J. – Nous allons commencer avec deux nouveaux morceaux : Alternative Silence, qui vient juste de sortir, et At Dawn, qui devrait paraître courant novembre, un peu avant le concert à la Philharmonie. At Dawn est un hommage à toutes les familles qui ont des oliviers en Palestine. L’automne marque le temps de la récolte et revêt donc une grande importance pour les revenus annuels de ces familles. C’est une saison sacrée aux yeux de la population palestinienne. Or, la guerre en cours – qui tue des gens et brûle des arbres – rend la récolte terriblement difficile, ce qui représente une grave menace matérielle. Ensuite, nous allons jouer des morceaux plus anciens, dont plusieurs sont iconiques. Le concert est structuré en cinq parties principales, avec chacune trois ou quatre morceaux, l’ensemble puisant dans toute notre discographie. Je peux citer par exemple Majâz, Laytana et Shajan (avec la voix de Mahmoud Darwich) qui se trouvent sur notre premier album, Majâz (2007). Figurant sur la bande originale du documentaire Improvisations, Samir et ses frères (film de Raed Andoni qui retrace la naissance du groupe et son premier concert parisien, en 2004 – NDR), Safar et Hawas sont aussi au programme. De notre dernier album en date, The Long March (2018), nous allons interpréter notamment Clay, un morceau assez dynamique. À la fin du concert, on va pouvoir entendre à nouveau la poésie de Mahmoud Darwich, si importante pour nous et pour le peuple de Palestine.
Deux percussionnistes et un quatuor à cordes vont se joindre ici à vous trois.
A. J. – Nous n’allons pas jouer le concert intégralement ensemble, le principe consistant à varier les configurations au fil des morceaux. Il est important de faire entendre le son du trio seul, du trio avec les percussions et du trio avec les percussions et le quatuor à cordes. La participation de ces autres instrumentistes va susciter des arrangements différents et renforcer la dimension émotionnelle des morceaux.
Quelle place accordez-vous à l’improvisation en live?
A. J. – L’improvisation permet d’éprouver pleinement le plaisir d’être sur scène, de vivre ce moment. Elle est une des composantes les plus importantes de notre musique en concert. Cela répond au désir de donner de la valeur au public qui assiste au concert. C’est le public qui change l’improvisation, qui influe sur notre manière de jouer. Les gens ne paient pas pour venir écouter la musique telle qu’elle est sur disque. Nous gardons ainsi toujours des endroits qui donnent de l’espace à l’improvisation.
Après les deux morceaux que vous publiez cet automne, peut-on espérer bientôt un nouvel album?
A. J. – Nous en parlons beaucoup. Nous avons déjà posé des idées, défini des directions. Nous voudrions réactiver le feu que nous avions à nos débuts, tous les trois. Nous avons réussi à créer une identité musicale saillante sur notre premier album, seulement avec nos trois ouds. Lorsque nous avons réalisé cet album, nous vivions ensemble. Pour l’album en projet, il faut que nous parvenions à passer trois ou quatre mois ensemble, en partageant tous les moments de vie et de jeu.
Après vingt ans de cheminement, quel regard portez-vous sur le Trio Joubran et sur votre propre évolution ?
A. J. – Quand nous jouons ensemble, il se passe toujours quelque chose de très particulier, très intime. Je ne ressens pas cela, et je ne le ressentirai jamais, dans les projets musicaux que je mène avec d’autres partenaires de jeu, même les plus remarquables. Ce que je vis avec mes deux frères est unique et vraiment important. Nous avons en commun une histoire, une lutte, une souffrance, un rêve… Il suffit parfois d’un regard ou d’un silence entre nous pour que je pleure sur scène. En tant que musiciens, notre rôle consiste à évoquer la vie, aussi dure puisse-t-elle être, en amenant de la beauté et en procurant du plaisir. Nous devons avoir conscience de cette responsabilité. Je suis profondément attaché à mon activité musicale car je crois que c’est la seule chose que je peux faire pour l’humanité : toujours donner le maximum de moi, comme musicien et comme être humain.
Propos recueillis par Jérôme Provençal