Quelle fut la genèse de ce projet singulier ?
Graciane Finzi : Tout est parti de mon envie de raconter une histoire forte, avec un personnage qui ferait vivre au public, des expériences hors du commun. J’ai pensé à un aventurier, et ma passion pour la mer m’a menée vers Ernest Shackleton. Son odyssée est d’autant plus fascinante qu’elle est à la fois ratée et réussie : certes, il n’a pas traversé l’Antarctique, mais il a ramené ses vingt-huit hommes d’équipage sains et saufs. De 1914 à 1917, ce furent deux ans et demi d’une lutte pour survivre, placée sous le signe de l’Endurance, le nom de leur bateau broyé par les glaces – me sont aussitôt venues d’innombrables idées sonores. Et puis il y a la faim qui a étreint ces hommes, au point qu’ils ont dû se résoudre à sacrifier leurs chiens – ce qui amène des moments musicaux de grande tendresse. L’aventure a en outre été documentée par le photographe Frank Hurley qui comptait au nombre de l’équipage. Le calme, les tempêtes, les craquements, la solitude, la peur et les joies ont été le formant, la matière pour exprimer le ressenti que j’ai eu en découvrant ce voyage de l’extrême. J’ai d’emblée pensé à l’Ensemble Calliopée, ensemble à géométrie variable avec lequel je collabore depuis des années. C’est une histoire d’amitié autant que de musique.
Karine Lethiec : Graciane a tout de suite imaginé l’aventure en un prologue et cinq actes, qui sont devenus pour moi la carte de cette terra incognita. Il m’incombait alors de la seconder dans la concrétisation de ce format singulier, co-conçu avec des coéquipiers fédérés en une « team » pluridisciplinaire. Notre choix de l’instrumentarium s’est aussi fait pour les personnalités artistiques et humaines des musiciens.
G.F. : Ce spectacle est l’œuvre d’un collectif. J’ai composé ma partition sur mesure pour chacun des musiciens de l’Ensemble Calliopée.
K.L. : Exactement comme sur l’Endurance, nous avons un « Boss » : Graciane Finzi. Notre connaissance de sa musique, depuis une dizaine d’années, nous permet d’être très efficaces dans la réalisation de ses idées. Graciane ayant conçu sa partition, non pas d’un bloc, mais acte par acte, j’ai imaginé un modus operandi reposant sur une succession de résidences. Cet esprit d’équipe fait écho à l’équipage de l’Endurance uni autour d’Ernest Shackleton.
Un aspect peu connu de l’aventure nous a particulièrement intéressées : la place de l’écriture, qui fut un élément de survie du groupe. Dès les préparatifs de son expédition, Shackleton avait intégré les ressources psychologiques nécessaires. Lorsque l’Endurance a coulé, il a demandé à ses hommes de garder trois choses avec eux avant d'embarquer sur les canots de sauvetage : un objet référent – notamment un banjo –, des photos de personnes aimées, et de quoi écrire. Écrire, pour fixer sa pensée, marquer le temps, et survivre psychologiquement. Ont ainsi été sauvés plusieurs carnets, dont celui de Shackleton, qui ont permis de reconstituer l’aventure et nous donnent aujourd’hui accès à l’aspect collectif de l’histoire.
Cela nous amène à la question de la narration du spectacle.
G.F. : J’ai demandé à Jacques Descorde d’écrire un texte qui concilie le factuel et le poétique, comme un documentaire, mais d’une grande sensibilité. Charles Berling, passionné de mer lui aussi, le dit de manière très naturelle et attachante, et je me suis beaucoup inspirée de sa voix off pour composer la musique.
Vous vous êtes également rapprochée de Diego Losa, pour composer une partie électroacoustique.
G.F. : Je ne maîtrise pas l’écriture électronique. J’avais donc besoin d’un autre compositeur. Le jour où je l’ai rencontré, Diego rentrait tout juste d’un projet d’enregistrement dans l’Arctique, et il m’a fait écouter des sons d’icebergs, de vent et d’eau glacée. Nous avons rapidement imaginé un dispositif immersif, avec un son spatialisé. La collaboration a été formidable, un vrai travail d’équipe, même si l’essentiel du travail de composition s’est fait chacun de son côté. Mon éditeur, Jean-Paul Secher, a joué un rôle primordial auprès des musiciens, afin qu’ils disposent des partitions au fur et à mesure pour les enregistrer et que Diego puisse composer l’électronique en s’appuyant sur ces enregistrements.
K.L. : En plus des sons enregistrés aux pôles ou en mer et des sons de synthèse, Diego a échantillonné nos instruments, lors d’une séance de sound painting. À partir d’improvisations de chaque instrument, il modelait par ses gestes les matières sonores qui, une fois enregistrées, constitueraient une base de données pour sa création.
Avez-vous dès le départ songé à donner à l’œuvre une dimension visuelle ?
G.F. : Tout à fait. On disposait pour cela de centaines de photographies de Frank Hurley, miraculeusement sauvées. Nous avons souhaité qu’un ou une vidéaste s’en empare pour les faire vivre.
K.L. : En écoutant la musique fraîchement écrite, Fanny Wilhelmine Derrier a proposé de magnifiques textures en s’inspirant des témoignages visuels des hommes, du bateau et de la nature omniprésente. On se rend ainsi compte de l’état de ce continent il y a 110 ans !
D’une certaine manière, vous avez inversé le paradigme qui régit les relations entre musique et image : habituellement, c’est le compositeur qui compose pour l’image ; là, c'est l'inverse.
G.F. : Oui, cela a été une vraie prouesse de sa part. L’un des plus grands défis, c’est que Hurley n’a pas participé à une partie du périple de Shackleton. Quand ce dernier a entrepris la traversée vers la Géorgie du Sud sur un petit canot, pour aller chercher de l’aide, Hurley est resté sur l’île de l’Éléphant avec l’essentiel de l’équipage. Il n’y a donc pas d’images des tempêtes auxquelles Shackleton et ses quatre compagnons ont fait face sur leur petite coque de noix, ni de leur périlleuse traversée des montagnes. Fanny a dû laisser libre cours à son imaginaire pour accompagner ce passage du récit, où toutes les limites ont été repoussées.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas