Creusant un sillon singulier au sein du jazz vocal, Cécile McLorin Salvant livre avec Ogresse une pièce sombre et vénéneuse, qui associe une formation jazz à un quatuor à cordes.
«Un conte sombre, chargé de mystère, sur l’équilibre entre l’amour, la vie et la mort, qui s’achève sur une montagne pleine de serpents et de fleurs…» C’est ainsi qu’en quelques mots Cécile McLorin Salvant résume son Ogresse, un vaste projet qu’elle développe depuis plusieurs années. Dans sa version finale, le spectacle devrait prendre la forme d’un film d’animation conçu à quatre mains avec la réalisatrice belge Lia Bertels; il est, en attendant sa complétude, présenté en version oratorio. Créée au prestigieux MET à New York en septembre 2018, cette œuvre atypique a été donnée dans de grandes salles étasuniennes comme le Kennedy Center à Washington, le LA Phil, l’université Stanford, le SFJazz ou le Jazz at Lincoln Center; elle est présentée pour la première fois en France à la Philharmonie de Paris. Autrice du livret, Cécile McLorin Salvant en est l’interprète principale au chant, tout autant que l’illustratrice, ayant développé depuis plusieurs années des talents de dessinatrice qu’elle a mis en exergue sur plusieurs de ses albums, tels que For One to Love (2015) ou The Window (2018) –les curieux trouveront une sélection de ses dessins, à l’encre ou brodés, reproduits sur son site internet. Elle a également dessiné le costume qu’elle porte sur scène pendant les représentations.
Ogresse est l’histoire d’une femme monstrueuse, vivant dans les bois aux abords d’une ville. Sa peau est couleur chocolat, sa tête couverte d’une couronne d’ossements. Elle vit seule, entourée par les oiseaux et les arbres, après s’être enfuie de la communauté des hommes. Un jour, l’un d’entre eux venu de la ville décide de la séduire afin de la tuer. Malgré les conseils que lui adressent les animaux de la forêt à son sujet, l’ogresse a du mal à résister à ses flatteries et se laisse approcher. L’histoire se termine mal car «dans un acte de vengeance mal avisé, l’ogresse finit par dévorer son amant dans ce qui équivaut à une sorte de meurtre-suicide pervers», expliquait Cécile McLorin Salvant au magazine JazzTimes en 2019. Voilà pour la trame de ce récit sombre entre Éros et Thanatos, qui renoue avec l’univers des contes de Grimm et l’imaginaire gothique, romantique et macabre à la Bram Stoker, sans être dénué ni de fantaisie, ni d’humour.
Confiée aux bons soins de Darcy James Argue, la musique place en regard un petit ensemble de chambre jazz et un quatuor à cordes qui permettent aux quatre-vingt-dix minutes que dure la pièce de naviguer entre des élans baroques, des réminiscences de Broadway, l’esprit du cabaret et des atmosphères plus proches de Duke Ellington —celle de l’album Such Sweet Thunder, par exemple, inspiré par l’univers de Shakespeare. Peu connu en France, Argue est l’un des compositeurs actuels les plus captivants parmi ceux qui envisagent le jazz comme lieu d’investigation et de déploiement d’une écriture pour grande formation véritablement inventive, comme le font Guillermo Klein, John Hollenbeck ou Maria Schneider à leur façon, ainsi qu’en témoignent les trois albums qu’il a enregistrés avec son ensemble Secret Society. Si la formation qu’il a réunie pour ce projet est plus légère que son big band, elle combine les palettes timbrales de deux saxophonistes, Alexa Tarantino et Tom Christensen, qui doublent aux flûtes, clarinettes, hautbois et cor anglais, à deux cuivres, le trompettiste Kirk Knuffke et le trombone Josh Roseman (deux improvisateurs audacieux). Ils sont associés à une rythmique étoffée où voisinent vibraphone et marimba (tenus par Warren Wolf, du SFJazz Collective); un piano (la remarquable Helen Sung); une contrebasse (l’excellent David Wong, longtemps attaché à Roy Haynes); les guitares et banjos de l’inclassable Brandon Seabrook (qui teinte le projet de couleurs bluegrass ou folk) et les percussions de Samuel Torres, musicien originaire de Colombie. Soit, en leur ajoutant les cordes du Quatuor Mivos, un ensemble de treize musiciens à l’éventail très ouvert auquel Argue a donné le nom d’Orchestre l’Ogresse (en français dans le texte). Il leur confie des partitions ciselées, qui soulignent les déroulements de l’intrigue, mais sont aussi habitées par les talents d’improvisateur de ses membres, qui contribuent à animer et dramatiser le récit ajoutant au fantastique de l’intrigue et à la noirceur des climats.
Unique vocaliste, par moments narratrice, incarnant plusieurs personnages avec maestria, Cécile McLorin Salvant habite cette féerie musicale de bout en bout, mobilisant l’excellence des moyens dont on la sait disposer, tant sur le plan du chant que de la dramaturgie: une aisance scénique confondante; un timbre, unique et clair, reconnaissable en quelques notes; une technique époustouflante, forgée à l’école classique sans que cela n’affecte son sens du swing; une présence généreuse et lumineuse, qui en fait une artiste à part entière. Chantée essentiellement en anglais, l’œuvre fait quelques détours par le français, langue maternelle de l’artiste née de parents antillais et haïtiens, et se refuse à se laisser enfermer dans un seul registre musical, ainsi que nous y ont habitués les derniers albums de la vocaliste. L’on n'est guère étonné, en effet, que Cécile McLorin Salvant, dont le répertoire est truffé d’emprunts aux grands auteurs de la comédie musicale américaine, de Cole Porter à Leonard Bernstein, qui a chanté Le Mal de vivre de Barbara, mais aussi Damia, Bessie Smith, Joséphine Baker et Kate Bush, tout autant que des standards associés aux plus grandes chanteuses de jazz, ait voulu réunir toutes ses références au sein d’une ambition plus vaste que le simple fait d’interpréter des couplets.
Depuis qu’elle a décidé, au lendemain d’avoir remporté le prestigieux concours Thelonious Monk aux États-Unis en 2010, de se consacrer au chant, Cécile McLorin Salvant a tracé, en effet, avec beaucoup de discernement et d’attention, un sillon bien à elle. Sillon qui l’a progressivement vue se détacher de l’image d’héritière des grandes vocalistes noires de l’histoire du jazz pour dessiner une personnalité subtile et contrastée, pour qui les paroles de chansons parfois obscures sont le miroir de ses interrogations existentielles, une occasion de creuser les mystères de l’amour et de dire les vagues à l’âme des épreuves de l’existence. Titré Ghost Song, son dernier album en date est ainsi une réflexion sur le temps qui passe et les fantômes qui hantent chacun d’entre nous. Sous les dehors d’une fable cruelle et ambiguë, Ogresse pourrait bien être une réflexion intime, conscientisée et allégorique sur laquelle planeraient les ombres croisées de Goethe, Hugo, Baldwin et Nina Simone, portant sur le sens de la beauté, les paradoxes de l’amour, les questions du genre, la part d’ombre de la sexualité, le double-entendre du blues et les cruautés qui peuvent s’attacher à la couleur de peau vue dans le regard de l’autre, y compris sur une scène, dans un spectacle qui vient nous rappeler en sous-texte, selon les mots de la chanteuse, que «le jazz ne serait pas ce qu’il est sans ses origines théâtrales, le vaudeville et les minstrel shows».