Nous considérons généralement, et à juste titre, qu’une œuvre de musique dite « classique » est synonyme d’émotion. À l’inverse, la danse contemporaine jouit, injustement cette fois, d’une réputation aride. Serait-ce parce qu’elle renonce, le plus souvent, à la narration ? L’art chorégraphique de nos jours sait pourtant, lui aussi, créer une empathie intense chez le spectateur. Passionné par les questions relatives à la perception du mouvement, Christos Papadopoulos les porte ici sur le terrain musical. Mais dans ce travail sur L’Art de la fugue de Johann Sebastian Bach, ce sont les rythmes et les structures que le chorégraphe choisit de privilégier. Depuis son enfance en Grèce, il est en effet un fervent observateur du mouvement des arbres, des nuées d’oiseaux ou des bancs de poissons. Inspiré par ces souvenirs, il s’est mis à créer une danse à la lisière de l’unisson, où l’on observe les gestes et leurs variations. Les forces et mécanismes qui lient et organisent ces ensembles sont le véritable sujet de ses recherches, même quand le point de départ est un roman, comme dans Elvedon et Ion – chorégraphies avec lesquelles il s’est imposé sur les scènes européennes – prouvant par là que l’impact émotionnel peut rester fort, même sans que l’on tisse des fils narratifs dont la musique serait une simple illustration.
Avec Opus, ce grand amateur de la nature interrompt momentanément ses études sur les essaims, phénomène qui le fascine en raison de ses multiples mystères. Il mise ici, à l’inverse, sur une parfaite lisibilité dans le rapport entre le geste et sa source d’inspiration, le premier Contrapunctus qui ouvre L’Art de la fugue. Car chez Bach, les règles ayant régi sa composition sont connues et ont été analysées dans tous leurs détails, et c’est précisément ce savoir qui permet à Papadopoulos d’aller au fond de la très brève composition de Bach. Fort d’une écoute analytique, il considère ici chaque note comme une entité autonome. Chaque geste dansé répond alors à un élément de l’écriture musicale et les mélodies sont libérées de leur charge émotionnelle. Désormais les sons et les gestes ne renvoient plus qu’à eux-mêmes, chaque danseur représentant l’un des quatre instruments dont il incarne la partition. Si le principe est des plus limpides, le résultat ne manque pas de complexité.
On a souvent voulu voir dans L’Art de la fugue, une œuvre qui s’aborde autant par son architecture complexe que par sa poésie, une forme théorique et parfois même un traité quasiment abstrait. Ce qui prouve que l’abstraction n’est en rien opposée à l’émotion. Elle n’évacue que la narration qui, le plus souvent, nous impose une palette de réactions prédéfinies. Ce qui se rapproche de la manipulation. Avec Opus, Papadopoulos vise justement à libérer nos états émotionnels. Pas question de les étouffer, bien au contraire. On passe simplement de la grande narration à une série de micro-histoires où les quatre danseurs incarnent non seulement les sons produits par les instruments, mais aussi la corporéité du violon, du violoncelle, de la flûte et de la clarinette. Bach a en effet laissé ouverte la question de l’instrumentation, ce qui permet ici au chorégraphe de choisir un quatuor mixte entre instruments à cordes et à vent. En même temps, les danseurs renvoient aussi à la présence physique des musiciens, non seulement en raison de leurs costumes qui font écho à la tenue des instrumentistes symphoniques, mais aussi grâce à la chorégraphie, composée de mouvements qui rappellent des gestes musicaux. Aussi Papadopoulos « donne à voir la musique », comme il dit et renoue avec ses recherches sur le micro-mouvement. Quant à l’émotion, elle naît dans les rapports vivants entre ces différentes strates de l’incarnation, dans la liberté que Bach avait lui-même conférée à la réception et à l’usage de L’Art de la fugue, œuvre inachevée et objet de nombreuses théories quant aux véritables intentions du cantor de Leipzig. Christos Papadopoulos, qui ne peut qu’être sensible aux énigmes entourant L’Art de la fugue, se saisit de ces interstices comme il explore les nuées d’oiseaux : l’œuvre musicale devient un essaim de notes.