Nocturne a-t-il été pensé comme un retour aux sources auxquelles Rachmaninoff avait puisé pour ses Vêpres?
Simon-Pierre Bestion
À l’heure de composer ses Vêpres, Rachmaninoff a éprouvé le besoin de s’ancrer dans la tradition musicale de l’église orthodoxe, dont il ne maîtrisait ni les techniques, ni les langages, ni les modes. Ce faisant, il s’est penché sur le patrimoine de tradition slave, très différent de celui du chant byzantin grec, plus ancien. Il serait inexact de dire qu’il a été inspiré par ce dernier, mais il est certain par contre qu’il m’entraîne, moi, plus loin dans le temps et dans l’imaginaire, et répond à mes envies d’enracinement de cette musique. J’ai invité ces hymnes byzantines comme des réminiscences puisant à des sources plus profondes, plus mystérieuses et plus secrètes que celles qui relient le chant slave et les Vêpres, ou que réclamerait l’authenticité musicologique.
Quel sens donnez-vous au rituel que vous recréez ici?
Simon-Pierre Bestion
À l’origine, j’avais imaginé ma propre dramaturgie de l’office de vigile emprunté par Rachmaninoff. Après une longue maturation et surtout un séjour en Roumanie en immersion auprès d’Adrian Sîrbu –dont le quotidien est totalement imprégné de sa pratique puisqu’il enseigne le chant liturgique et est chantre dans des églises orthodoxes–, j’ai révisé mon angle d’approche. Là-bas, j’ai ressenti de manière très intense l’art du rituel et de l’office. Je ne pouvais plus envisager de bouleverser l’ordre traditionnel de l’office. J’ai choisi d’y intégrer plutôt des hymnes byzantines, pour le compléter ou pour proposer deux versions musicales d’un même texte.
Vous semblez aimer perdre l’auditeur dans une temporalité plutôt trouble…
Simon-Pierre Bestion
Je voulais donner une sensation d’infini. Les offices orthodoxes sont très longs, mais au-delà de l’ennui ou de la fatigue que l’on peut ressentir, le chant nous capte dans quelque chose de mystérieux et incite à l’introspection. Cette musique n’est pas structurée comme en Occident et s’abandonne de manière linéaire et horizontale sur des mélodies parfois désossées. La notion de perte du temps est d’autant plus puissante, ce qui participe à cette confusion. Il faut faire confiance aux émotions ressenties à l’écoute.
Comment avez-vous rencontré Adrian Sîrbu?
Simon-Pierre Bestion
Je l’ai entendu en concert avec l’ensemble Grain de la voix, dont il est membre. Ce fut une révélation. Tout ce qu’il chante est dévolu à Dieu, et le sacré fait partie intégrante de sa vie quotidienne. Sa rencontre avec les chanteurs de La Tempête, qu’il a formés au chant byzantin, a été très intense.
Quelle est ici la plus grande difficulté pour le chœur?
Simon-Pierre Bestion
Le plus ardu réside peut-être dans cette esthétique très contenue qui ne nous est ni naturelle ni culturelle: il s’agit d’une musique intérieure, à l’inverse de la musique latine, plus flamboyante. Les voix aiguës doivent sans cesse retenir leur vibrato, leur puissance; la respiration se fait en profondeur, et non projetée. Nous avons particulièrement soigné la texture pour en privilégier la densité plutôt que la clarté. Et nous avons travaillé avec plusieurs coaches russes afin que la langue prenne toute son ampleur, révèle toutes ses couleurs.