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Simon Rattle : « Stravinski – ce génie que personne ne connaît vraiment »

Publié le 22 décembre 2022 — par Sir Simon Rattle

— Sir Simon Rattle - © Ranald Mackechnie

Le chef britannique dirige le medley Stravinsky Journey, voyage musical à travers six décennies de création. Un véritable kaléidoscope sonore déployé avec talent par les musiciens du London Symphony Orchestra.

— Ballets de Stravinski - London Symphony Orchestra dirigé par Sir Simon Rattle

Je suis récemment tombé sur un article qui faisait remarquer que, parmi tous les grands compositeurs, Igor Stravinski était celui que l’on connaissait le plus mal. Parlant d’un nom aussi connu cela peut sembler étrange, mais quand on y pense, ce sont toujours les mêmes six ou huit titres qui reviennent, les premiers étant ses trois célèbres ballets – L’Oiseau de feu, Petrouchka, Le Sacre du printemps. Mais un grand nombre de ses pièces demeurent méconnues, en partie du fait de leur brièveté, ou de leur effectif instrumental irréaliste qui les rend difficiles à programmer. Que faire du cycle Berceuses du chat exigeant trois clarinettes et une chanteuse, ou d’un cycle de mélodies absurdes ne dépassant pas les cinq minutes au total ? On ne sait trop quelle place donner à ces pièces. Pourtant, elles méritent de sortir de l’ombre tant elles sont cinglantes, débordantes de vitalité et représentatives du compositeur.

J’ai donc eu envie pour mes concerts de conter l’histoire d’une vie, en partant des œuvres composées par Stravinski avant L’Oiseau de feu, écrit en 1910 pour les Ballets russes et qui l’a rendu célèbre du jour au lendemain. Il existe une très belle série de pièces de jeunesse : Le Faune et la bergère, le brillant Feu d’artifice et Chant funèbre, la plus extraordinaire pièce de l’ensemble, écrit pour l’enterrement de son professeur Rimski-Korsakov. Chant funèbre n’a été donnée qu’une fois avant que la partition ne disparaisse – au grand regret de Stravinski qui la considérait comme sa meilleure pièce. Tout le monde la pensait perdue à jamais avant qu’on ne la retrouve en 2015 dans la cave d’une bibliothèque de Saint-Pétersbourg. Cette pièce est fascinante, car bien qu’elle porte la marque évidente de son génie, elle ne sonne pas totalement comme du Stravinski ; elle me fait plutôt penser à des pièces plus tardives de Rachmaninoff telle que sa Troisième Symphonie.

— Igor Stravinski en 1927 - © Bridgeman Images

Je n’ai pu résister à la tentation de saupoudrer çà et là le programme de quelques morceaux de caractère tirés des deux suites orchestrales et des Quatre Études, parmi lesquelles « Madrid », brève mais d’une redoutable difficulté rythmique. Comme toute la musique de Stravinski, ces pièces sont imprégnées de ses souvenirs de Russie, comme cette tradition d’improviser de la poésie sans queue ni tête, et elles sont bien la preuve que, si l’on peut retirer l’homme de la Russie – Stravinski a vécu l’essentiel de sa vie en exil, jusqu’à sa mort –, on ne peut retirer la Russie de l’homme. La capacité qu’avait Stravinski de créer quelque chose d’inoubliable dans un cadre aussi concis est sidérante – certaines pièces comme les Berceuses du chat durent moins d’une minute. On raconte qu’il aimait se discipliner en collant sur les murs de sa salle de travail une ligne continue de feuilles de papier à musique faisant le tour de la pièce depuis la porte. Il composait ensuite en partant d’un bout et savait qu’il devait avoir terminé en arrivant de nouveau à la porte.

Mais il existe aussi en lui une part profondément raffinée et lyrique, que j’ai choisi d’illustrer en incluant le magnifique « Pas de deux » du ballet Apollon musagète. C’est un rappel de la façon qu’il avait d’exprimer une émotion débordante en ne la montrant quasiment pas. La musique est extrêmement contrôlée – voire réprimée –, ce qui lui confère une puissance incroyable. C’est particulièrement évident dans sa musique sacrée, laquelle vous donne le sentiment extraordinaire d’être transporté au-delà de ce monde. 

Stravinski était animé d'une réelle ferveur religieuse– son ami Robert Craft raconte qu’il croyait en l’existence littérale du démon, avec ses cornes et sa queue. Et cependant, il concevait Dieu comme dépassant totalement notre compréhension. J’aimerais présenter ce côté de Stravinski avec les deux interludes orchestraux de sa dernière pièce, Requiem Canticles de 1966. Il avait demandé que cet extraordinaire rituel pour cloches soit joué pour son enterrement à Venise.

— Picasso - projet pour la couverture de la partition de “Ragtime” d’Igor Stravinski - © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean © Succession Picasso 2020

Depuis que j’ai entrepris ce projet, la stature de Stravinski m’est apparue de manière encore plus claire. Certaines personnalités créatrices sont tellement immenses qu’il est difficile de les voir par rapport aux autres, et elles finissent par représenter toute une époque. Prenez l’art visuel du XXe siècle – le nom qui revient systématiquement sur les lèvres est celui de Picasso. Stravinski est de cette trempe, et finalement très proche de Picasso, en ce sens qu’il avait en commun avec lui la capacité de conserver sa propre personnalité tout en passant, en surface, par une incroyable multiplicité de styles. Je vois aussi une unité sous-jacente, dans une sorte de distillation de tout ce que cela signifie d’être russe, en particulier pour un Russe ayant vécu les bouleversements du XXe siècle. C’est tout cela qu’offrent ces courtes pièces, d’une manière profondément humaine. J’aimerais que cela soit un peu comme une conversation avec le compositeur.

Sir Simon Rattle

Directeur musical du London Symphony Orchestra

Article paru dans The Telegraph, le 13 décembre 2022 Traduit de l'anglais par Delphine Malik © Telegraph Media Group Ltd.