Reprise par plusieurs écrivains, la légende de «L’Oiseau aux mille voix» a connu de nombreuses versions au fil des siècles. Depuis qu’il l’a découverte en 2019, la dimension spirituelle de cette fable a hanté le pianiste à qui elle a inspiré une œuvre qui dépasse le seul cadre de la musique. Le cinéaste hollandais Ruben Van Leer, qui fait partie des artistes sollicités par Tigran Hamasyan pour l’accompagner dans cette aventure, en résume ainsi le contenu narratif :
«Hazaran Blbul raconte l’histoire d’un roi généreux qui ouvre les portes de son palais pour partager ses biens avec son peuple. Dans la bousculade des sujets cupides, un enfant meurt piétiné ; sa grand-mère en tient le roi pour responsable et lui jette un sort que seul l’Oiseau aux mille voix pourra lever. Le roi envoie ses fils aînés à la recherche de l’animal mythique. Lorsqu’ils rentrent bredouilles vient alors le tour de son plus jeune fils, Areg. Avant de se lancer dans un voyage qui l’amènera à affronter des démons et autres périls, il rend visite à une jeune fille du village, Manushak, qu’il promet d’épouser à son retour. Seulement, celui-ci met beaucoup plus de temps que prévu. Bien qu’Areg réussisse et que l'oiseau ramène la paix dans le royaume grâce à son chant, Manushak, de chagrin, s’est métamorphosée en lis.»
Suivant la trame chronologique, Tigran Hamasyan a tiré de ce récit une série de vingt-quatre compositions qui a fait l’objet d’un double album paru au début de l’été. Celui-ci s’accompagne également d’un jeu vidéo en ligne de type arcade (accessible sur bird1000.com) qui reprend l’esthétique développée par l’artiste Khoren Matevosyan pour l’ensemble du projet. Créé au Holland Festival en juin dernier sous la forme d’un spectacle aux allures d’opéra impliquant création vidéo, dramaturgie, scénographie, stylisme et lumières, The Bird of a Thousand Voices est présenté aujourd’hui dans sa version concert.
Dimension spirituelle
Un projet élaboré pendant les mois de confinement dans son home studio à Los Angeles (le pianiste a depuis repris le chemin de l’Arménie avec sa famille pour retrouver sa patrie menacée par son voisin l’Azerbaïdjan) et nourri de sa collaboration de longue date avec le batteur et ingénieur du son Nate Wood, avec qui Tigran a enregistré les bases du projet. Ce répertoire intègre tout autant des mélodies arméniennes traditionnelles (telles que celles qu’il a enregistrées avec le Chœur national d’Erevan en 2014 pour ECM) que d’autres, créées de ses mains, qui, selon ses dires «auraient pu être composées en des temps très anciens». Convaincu que cette histoire initiatique immémoriale recèle «le pouvoir de nous montrer un chemin vers le plus profond de nous-mêmes et de nous transformer, pour nous aider à découvrir ce que nous sommes capables d’accomplir afin de changer le monde», le pianiste revendique la dimension spirituelle de son œuvre dont il veut croire que, en ces temps troublés qui sont les nôtres, elle peut aider à renouer avec l’harmonie intérieure et la paix.
Une large fusion de musiques
Profondément imprégné du folklore arménien et ses hymnes, The Bird of a Thousand Voices semble, cependant, une occasion pour Tigran Hamasyan d’opérer une large fusion des musiques qui cohabitent dans son univers. Du jazz par lequel il s’est fait connaître, adolescent prodige, avec les frères Moutin ou le batteur Ari Hoenig, qui lui ont permis d’affûter sa vivacité d’improvisateur, au metal, dont il décompose sur Instagram les découpages rythmiques les plus complexes (Meshuggah en tête) en passant par l’ambient, la chanson pop ou le rock progressif, ses compositions s’affranchissent résolument des catégories stylistiques pour s’inscrire dans un grand brassage, marqué par l’ambition de faire sonner son ensemble avec la puissance d’un groupe de metal malgré l’absence de guitare en son sein. Pour ce faire, Tigran Hamasyan a intégré à son instrumentation des synthétiseurs analogiques augmentés de pédales, dont il décline les timbres depuis l’orgue d’église jusqu’à des saturations dignes d’une guitare électrique. Accompagné par le batteur Matt Garstka, venu du monde du metal, à la frappe lourde; par les frères Yessaï et Marc Karapetian respectivement aux claviers et à la basse électrique, qui partagent un même attachement à leurs racines arméniennes; et par la chanteuse Areni Agbabian, collaboratrice de longue date, qui habite de sa voix éthérée les tableaux imaginés par le pianiste, Tigran Hamasyan peut légitimement aspirer à faire ainsi s’envoler cet oiseau aux mille voix, incarné par la richesse de sa musique.