Petroloukas Halkias est l’un des grands représentants de la musique traditionnelle grecque. Il joue en compagnie du jeune virtuose du laouto Vasilis Kostas, créant avec lui des ponts entre les générations. C’est de Crète, en revanche, que vient la musique du quartet de Stelios Petrakis, nourrie d’influences méditerranéennes.
En 2015, j’ai eu l’occasion de visiter plusieurs lieux de Grèce alors que je collaborais en tant que coordinateur musical avec l’équipe d’une chaîne satellite qui diffuse des documentaires sur la musique, pour une série de tournages avec des musiciens locaux. En deux semaines, nous nous sommes rendus en Épire, à Thessalonique, Naoussa, Rhodes et dans de nombreux endroits de Crète. Nos invités avaient l’impression que nous changions de pays à chaque fois que nous arrivions dans un nouveau lieu. Le paysage, la cuisine, le climat, la musique et bien d’autres paramètres différaient énormément. À l’image des paysages et des gens, le répertoire traditionnel grec offre d’infinies variations quant à la musique et aux langues, comme dans le domaine de l’instrumentation, des rythmes ou des danses. Ce soir, nous allons revivre cette même émotion alors que nous nous apprêtons à découvrir deux des principales traditions musicales helléniques, l’une d’Épire et l’autre de Crète. Si elles peuvent sembler différentes, elles restent néanmoins proches l’une de l’autre et possèdent des éléments en commun. Elles ne partagent pas seulement la langue grecque et ses divers dialectes locaux, mais aussi les modes musicaux, le thème des chants, la conception de la vie et de la mort et, élément non des moindres, l’ethos pour lequel tant de compositeurs grecs anciens ont écrit.
ÉPIRE
L’Épire est une zone géographique et historique du sud-est de l’Europe, partagée aujourd’hui entre la Grèce et l’Albanie. Accidentée et montagneuse, elle formait la région nord-ouest de la Grèce ancienne et le reste aujourd’hui. Elle était peuplée de tribus grecques et abritait le sanctuaire de Dodone, le plus ancien oracle de Grèce ancienne et le deuxième plus prestigieux après Delphes. Le nom Epirus vient du grec Ἤπειρος (en grec dorique Ἄπειρος, romanisé en Ápeiros), signifiant « continent » ou « terra firma ».
Parmi les premières transcriptions de chants d’Épire, citons Chants populaires de la Grèce moderne de Claude Fauriel (Paris, 1824), qui rassemble également des chants traditionnels de différentes régions de Grèce. Cet ouvrage a été suivi d’autres éditions pertinentes, et les premiers enregistrements remontent à environ un siècle plus tard, 1930 et au-delà. À la même époque, des musiciens d’Épire enregistraient en Amérique, avant que les enregistrements commerciaux, amateurs et d’archives ne se multiplient après la Seconde Guerre mondiale. Il est difficile d’identifier les débuts de cette tradition particulière avec son fort caractère originel. Ces premiers enregistrements nous permettent néanmoins d’étudier son évolution sur les cent dernières années. Nous pouvons ainsi observer la cristallisation de l’idiome musical, la professionnalisation de la musique avec de célèbres musiciens gitans, le développement d’une discographie commerciale et la naissance de companias, ensemble constitué de quatre instruments : clarinette, violon, luth et defi. Inutile de préciser que la clarinette et le violon remplaçaient d’autres instruments locaux similaires plus anciens.
D’un autre côté, la musique d’Épire n’est pas d’un seul bloc sur sa zone géographique ; elle offre au contraire une diversité de formes d’expression et d’idiomes qui s’ancrent à la fois dans de grands centres urbains (Ioannina, Preveza, Arta), dans de plus petites villes ou dans des groupes de villages. Nous pouvons ainsi constater l’émergence d’idiomes que l’on peut identifier comme des « écoles musicales » régionales. De plus, la tradition plus que millénaire de la musique byzantine, le règne ottoman et l’intense mobilité des diverses communautés religieuses, linguistiques ou nationales à l’intérieur de la péninsule des Balkans ont laissé une empreinte variable sur la formation de l’idiome local.
L’ingrédient premier de la tradition musicale d’Épire est l’improvisation. La règle générale veut que l’on obéisse à un certain nombre de types et de codes morphologiques et que l’on utilise certaines phrases musicales stéréotypées (en fonction de l’usage). Ces phrases auront été ou non inventées par le musicien et peuvent être incorporées dans sa phraséologie improvisée. L’expansion de la phraséologie et la possibilité de renégociation comptent parmi les exigences du musicien.
Ce concert présente principalement l’idiome de la vaste région de Pogoni – possédant de nombreuses affinités avec les langages musicaux du sud de l’Albanie, de langue grecque ou
non –, dans le nord-ouest de l’Épire. Les gammes pentatoniques constituent le trait principal de la syntaxe musicale de cette région et dérivent naturellement des chants polyphoniques locaux. Le représentant majeur de cet idiome est Petroloukas Halkias, légende vivante de la clarinette et comptant parmi les plus grands ambassadeurs du répertoire traditionnel grec. À 85 ans, il reste une personnalité phare de la tradition grecque et une source d’inspiration pour la jeune génération de musiciens partout dans le monde. On entendra également des pièces de la région de Zagori, où la modalité domine avec des mélodies développées en phrases musicales de notes serrées (denses).
Vasilis Kostas, quant à lui, est un célèbre compositeur et joueur de laouto (luth grec à huit cordes avec frettes), nettement plus jeune que Petroloukas Halkias. Son approche du laouto s’est nourrie de l’étude des lignes de Petroloukas Halkias à la clarinette et de sa philosophie de l’instrument, comme du désir de marier les outils d’improvisation du jazz aux éléments traditionnels de ses racines musicales. Ses études poussées au Berklee College of Music, son niveau d’éducation générale et la collaboration qui le lie avec des artistes de premier plan de la scène internationale du jazz ont également joué leur rôle dans cette démarche. Et alors que la tradition cantonne le luth dans un rôle d’accompagnement, il émerge dans les mains de Vasilis Kostas comme un instrument soliste occupant une place égale à la clarinette.
Le répertoire de ce concert se fonde sur une approche créative des pièces instrumentales et s’inspire du style de jeu établi dans les années 1920-1930 par Kitsos Harisiadis, le grand clarinettiste d’Épire. Les musiciens s’immergent dans un nouveau dialogue entre la clarinette et le laouto par lequel cette musique est traduite, portée par la conversation des deux instruments. Kitsos Harisiadis a créé un langage musical à la fois unique et complexe basé sur le répertoire d’Épire, que Petroloukas Halkias a maintenu puis développé tout au long de sa vie. Et aujourd’hui, c’est Vasilis Kostas qui reprend la philosophie de jeu du clarinettiste et la traduit sur son laouto.
Comme le raconte Petroloukas Halkias, « j’ai rencontré Vasilis à Boston en novembre 2015, à l’occasion du festival annuel de danse grecque. Je ne l’avais jamais rencontré auparavant, bien que nous venions tous deux de la même région de Pogoni en Épire, Grèce. » Et il poursuit :
« Effectivement, après nous être revus à plusieurs reprises et avoir joué quelques pièces ensemble, j’ai compris qu’il était capable d’accomplir avec son laouto exactement ce que je faisais avec ma clarinette. »
CRÈTE
La Crète est la plus grande île de Grèce et la cinquième plus grande de Méditerranée. Elle se caractérise par une haute chaîne montagneuse allant d’ouest en est, formée de différents groupes de montagnes : le mont Ida (Psiloritis, 2 456 m), les Montagnes Blanches (Lefka Ori, 2 454 m), le mont Dicté (Lasithiotika Ori, 2 148 m) et d’autres plus petites. Sa tradition musicale a évolué de l’antiquité classique aux temps modernes, marquée par des événements historiques sur l’île tels que l’influence byzantine, la domination vénitienne et l’occupation ottomane.
Il n’est pas exagéré de dire qu’en Crète, sur une population de 650 000 habitants, on compte des milliers de musiciens traditionnels, qu’ils soient amateurs ou professionnels – sans compter tous ceux qui vivent à Athènes, à Thessalonique, dans d’autres lieux de Grèce ou encore à l’étranger. Comme l’observe le professeur Georgios Amargiannakis, la Crète se divise en quatre régions administratives et, du fait de ses caractéristiques uniques de terrain, cette division est également naturelle et s’accompagne de conditions socio-économiques particulières. Ce fait a contribué au développement d’une grande variété de mélodies instrumentales, de chants, d’instruments et de styles, reflétant les besoins sociaux et spirituels spécifiques des habitants de chaque région.
La diversité musicale est si forte que dans les temps anciens, avant que les médias, les disques et les réseaux sociaux n’entrent dans nos vies, les musiciens d’une partie de l’île n’étaient pas en mesure de satisfaire pleinement les attentes du public d’une autre partie. Le premier grand chercheur en musique crétoise, l’ethnomusicologue et musicien suisse néo-helléniste Samuel Baud-Bovy, semble être parvenu à une conclusion similaire. Il avait mené ses recherches musicologiques in situ dans les années 1953-1954, avant le développement du tourisme et l’occidentalisation de la Crète, alors que l’île gardait encore nombre de ses caractéristiques antérieures.
Deux des instruments dominants sont la lyra, instrument le plus fréquent pour interpréter la partie mélodique d’un morceau de musique, et le laouto. Ils forment l’ensemble de base qui se décline ensuite en une variété de combinaisons telles que lyre et luth, deux luths, lyre et bulgari (sorte d’instrument à cordes pincées semblable au buzuki), violon et luth (surtout à l’ouest de la Crète), violon et guitare (surtout à l’est), mais peut aussi inclure des instruments à vent comme la mantoura, l’askomantoura, le thiampoli et le tabor. Plus encore que le nombre de musiciens, ce qui frappe est leur extrême virtuosité, qui a souvent porté leur renommée au-delà des frontières de l’île et en a fait des figures marquantes de la musique grecque. Nikos Xylouris est l’un d’eux. Signalons ici que c’est à la tradition musicale crétoise que Mikis Theodorákis, lui-même Crétois, a « emprunté » le thème principal du film Zorba le Grec (Yiorgos Koutsourelis, Armenochorianos syrtos, Columbia records no 6851, paru en 1950).
Quelles sont les qualités qui distinguent Stelios Petrakis dans cette cohorte d’excellents musiciens ? Selon nous, en plus de sa virtuosité sans égale, il y a l’esthétique personnelle qu’il s’est formée avec les années, ajoutée au fait que ses explorations musicales l’ont conduit à développer un dialogue créatif à la fois avec ce que nous appelons la « tradition » et avec les courants modernes de la musique du monde. Stelios Petrakis est de toute évidence un musicien « traditionnel » dont l’art va droit au cœur des adeptes de musique crétoise mais qui peut aussi converser et communiquer avec les mélomanes de multiples pays et cultures. C’est enfin un facteur d’instrument dont les lyras sont jouées par nombre d’éminents musiciens. Son amour et son admiration pour la musique crétoise l’ont amené à créer un nouvel ensemble, le Cretan Quartet, avec pour objectif de condenser et de présenter de manière vivante et raffinée, sur l’île comme hors de l’île, ses propres compositions « crétoises » et les pièces du répertoire traditionnel crétois qu’il admire et juge émouvantes. Ce programme porte la marque de ses goûts personnels, alliée à sa profonde familiarité avec la musique de l’île ainsi qu’à son expérience de « spectacles » à l’esthétique et au minutage précis qu’il présente dans de nombreux festivals. La forme est celle d’un concert incluant certains moments de danse avec ou sans accompagnement musical.