Sorti sur les écrans en 2014, Whiplash n’est pas le premier film de Damien Chazelle, mais celui qui l’a fait connaitre du grand public. Qui aurait cru que l’histoire d’un apprenti batteur aux prises avec un enseignant tyrannique susciterait l’intérêt, rien qu’en France, de plus d’un demi-million de spectateurs ? C’est que le film est moins un récit sur la transmission de la musique que sur la complexité de la relation professeur-élève à laquelle quiconque peut s’identifier à la mesure de sa propre expérience. Thriller psychologique, l’intrigue met aux prises le personnage d’Andrew Neiman (Miles Teller), aspirant batteur qui vient d’intégrer l’une des écoles de musique les plus réputées des États-Unis, avec le redoutable Terence Fletcher (J. K. Simmons), qui y enseigne, dirige l’orchestre des élèves et entend faire de ces derniers, s’ils en ont le cran selon lui, l’élite du jazz.
Instillant un esprit de concurrence, soufflant le chaud et le froid, exigeant jusqu’à en être cruel, odieux au nom de la stricte discipline, Fletcher considère que l’accession à l’excellence instrumentale passe nécessairement par un conditionnement mental, lequel ne s’obtient qu’en pressurisant sans cesse ses disciples afin qu’ils se dépassent, quel qu’en soit le prix psychologique à payer. Une pédagogie du fouet (le sens du mot whiplash en anglais) mise en œuvre avec un narcissisme pervers, à propos de laquelle Chazelle a raconté avoir été inspiré par sa propre expérience : lui aussi a enduré les foudres d’un professeur de batterie « très dur » alors qu’il prenait des cours dans un orchestre de jazz pendant l’adolescence – la fameuse séquence des mains en sang en serait directement tirée. Produit par Jason Blume, roi du film d’horreur à petit budget, Whiplash dégage un climat certain de violence : Chazelle a expliqué s’être inspiré de films de sport comme Raging Bull de Martin Scorsese, de guerre comme Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, ou des films de gangsters « où la violence est palpable ».
À sa sortie, le film a fait débat dans le monde du jazz qui n’y a vu qu’une caricature, éloignée de la pédagogie positive à l’œuvre dans les multiples écoles et conservatoires où cette musique est enseignée depuis un demi-siècle, sans rapport avec le jazz lui-même tant celui-ci ne se résume pas à la seule expression d’une virtuosité instrumentale. C’était peut-être aller un peu vite en besogne et balayer une certaine tradition viriliste à laquelle n’a pas toujours échappé cette musique dont l’esprit de compétition n’est pas absent (voir le principe des jam sessions, déclinées parfois en cutting contests dans lesquels un musicien pouvait perdre son engagement au profit d’un concurrent s’il s’avérait que le public lui préférât ce dernier). Le film fait aussi plusieurs fois allusion au batteur Buddy Rich, connu pour sa technique puissante et pour avoir été un chef d’orchestre tempétueux, n’hésitant pas à insulter les membres de son big band s’il jugeait que leur performance n’avait pas été à la hauteur de ses attentes (une « bus tape » controversée, pas piquée des hannetons, où on l’entend hurler, circule sur Internet).
Pour André Charlier, cofondateur avec Benoît Sourisse du Multiquarium Big Band – l’ensemble qui interprète la bande originale du ciné-concert –, qui est également codirecteur pédagogique du Centre des Musiques Didier Lockwood (CMDL), école de jazz professionnalisante implantée en région parisienne (avec Sourisse encore), le film « aurait pu avoir un autre sujet que le jazz » tant cette pédagogie du harcèlement a aussi pu s’exercer dans la musique classique, la danse, l’art dramatique ou le sport de haut niveau, comme en témoignent tristement certaines affaires judiciaires récentes. Whiplash est aussi, ainsi qu’il le souligne, « l’un des rares films autour de la batterie », instrument qu’il a étudié dans sa jeunesse en partie aux États-Unis où il a lui-même pu être confronté à l’esprit de compétition incarné par le personnage de Terence Fletcher.
L’instrument occupe de fait une place centrale dans l’intrigue et, par conséquent, dans la bande originale. Le son des tambours et cymbales est omniprésent, rythmant le récit, depuis les tentatives de dépassement du héros de ses limites techniques jusqu’au long solo final enragé où l’élève parvient à se détacher du maître. À la manière d’un acteur, André Charlier adapte ainsi son jeu à celui du personnage : les frappes à l’écran deviennent les siennes dans la bande-son ; il est tenu d’en épouser les gestes en temps réel, jusqu’à devoir parfois « mal jouer » lorsque Andrew Neiman échoue à tenir la cadence. Quant au Multiquarium Big Band, il interprète à la lettre la partition de Justin Hurwitz, écrite en étroite collaboration avec Damien Chazelle. Renouant avec la musique pour big band des années 1930, la B.O. reprend un certain nombre de codes de l’époque, tout en s’inspirant aussi des arrangements touffus de l’orchestre de Buddy Rich qui, dans les années 1970, cultivait un répertoire basé sur une virtuosité exacerbée. Pour des raisons de contrainte budgétaire, on n’y reconnaît cependant aucun standard, la production n’ayant pas eu les moyens d’acheter les droits d’un titre préexistant. Et si, dans la scène romantique de la pizzeria, Andrew prétend reconnaître une composition de « Jackie Hill, 1938 » à la radio, c’est encore du cinéma : comme Justin Hurwitz le rappelle, « Jackie Hill n’a jamais existé… ».